Mode de fonctionnement du Bureau central d'investigation judiciaire (BCIJ), danger terroriste, coopération internationale entre services de renseignements... Dans cet entretien accordé au groupe Médi Editions (L'Observateur du Maroc et d'Afrique, Medradio, Al Ahdath Al Maghribia et Kifache.com), le Directeur général du BCIJ répond, sans langue de bois, à toutes les questions. Entretien réalisé dans le siège du BCIJ par Mohammed Zainabi de L'Observateur du Maroc et d'Afrique, Ridouane Erramdani de Medradio/Kifache.com et Mokhtar Laghzioui d'Al Ahdath Al Maghribia. Vu de l'extérieur, le siège qui abrite le Bureau central d'investigation judiciaire ne paie pas de mine. Entouré de murs banalisés, il est situé à proximité de la Cour d'appel de Salé et de la célèbre prison de Zaki. Mais une fois à l'intérieur, on ne peut s'empêcher d'être impressionné. Dès qu'on franchit le portail sous le regard d'agents en civil et d'autres en tenue de police, on doit systématiquement passer sous le portique de détection des objets métalliques sous l'œil alerte d'autres agents, « d'accueil » ceux-là. Comme dans un aéroport, clés, pièces de monnaie et autres petits objets sont momentanément déposés dans un panier. Mais les téléphones des visiteurs sont réquisitionnés, n'étant pas autorisés à l'intérieur. En entrant, le regard est frappé par la vue d'un bâtiment à l'architecture moderne, avec à chaque côté de sa grande porte d'entrée, un de ces agents cagoulés, portant casque et mitraillette à la main. Leur silhouette montre bien qu'ils font bon usage de la salle de sport suréquipée qui est mise à leur disposition en face du bâtiment qu'ils gardent avec la plus grande vigilance. En différents endroits, on voit leurs collègues, qui portent la même tenue, la même cagoule, les mêmes lunettes et la même mitraillette, suivre du regard tout ce qui bouge. En franchissant la porte, l'impression change encore une fois dès qu'on rencontre Abdelhak El Khayam et ses proches collaborateurs. La glace est vite brisée. L'entretien a été lancé de lui-même. Le DG du BCIJ s'est dit prêt à répondre à toutes nos questions en nous lançant : « Nous n'avons rien à cacher ! ». Nous ne pouvions pas espérer mieux... L'Observateur du Maroc et d'Afrique. Dans quel but le Bureau central d'investigation judiciaire a-t-il été créé ? Abdelhak El Khayam : Vous savez que la loi 35.11 confère au Directeur général de la surveillance du territoire et aux responsables de cette Direction générale la qualité de police judiciaire. Pour traduire cette loi dans les faits, le ministre de l'Intérieur et celui de la Justice ont décidé d'un commun accord de créer le BCIJ. Relevant de la DGST, ce Bureau a pour mission de traiter, sous la supervision du ministère public, les crimes et délits prévus par l'article 108 du Code de procédure pénale, notamment le terrorisme, le banditisme, le trafic de stupéfiants, le trafic d'armes et d'explosifs, l'atteinte à la sûreté de l'Etat et la falsification de la monnaie. Pourtant, lors du lancement officiel du BCIJ, tout le monde a cru qu'il s'agissait d'un organe spécialisé uniquement dans la lutte antiterroriste... Le phénomène terroriste devient aujourd'hui le premier danger qui guette les citoyens dans le monde entier. Il est donc clair que nous devons y faire face en priorité. Mais il y a d'autres formes de criminalité qui sont tout aussi menaçantes. C'est le cas du crime transfrontalier notamment. Je rappelle que l'année dernière, deux gangs étrangers se sont affrontés à Casablanca. Il y a eu même mort d'homme. C'est ce genre de grands crimes que le BCIJ a le devoir d'affronter comme c'est précisé dans le Code de procédure pénale dans son article 108. Le BCIJ a donc pour mission d'affronter la grande criminalité, c'est ce qui lui vaut le surnom de FBI marocain... (Rire). La création du BCIJ est partie d'un double constat. Le premier est que la DGST a toujours joué un rôle essentiel dans le dénouement de nombreuses affaires dont principalement celles liées au terrorisme. à la base, ce sont les renseignements émanant de cette Direction qui permettent à la police judiciaire de constituer ses dossiers pour en faciliter l'instruction par la Justice. Le second constat est la recrudescence du fléau terroriste et du crime organisé d'une manière générale non seulement au Maroc, mais dans toute la région non seulement maghrébine, mais arabe et subsaharienne. Après la création du BCIJ, que deviennent les éléments de la Brigade nationale de la Police judiciaire (BNPJ) ? Certains parmi eux ont rejoint le BCIJ. Mais la Brigade nationale continuera à assurer son travail, comme elle le faisait auparavant. Sa grande expertise acquise dans divers domaines est très utile. Il va sans dire que le but de tous les corps de sécurité est le même, d'où la nécessité de la coordination entre les différents services. Sans oublier le rôle important que peut jouer le citoyen face à tout crime qu'il soit terroriste ou d'une autre nature. Votre Bureau est appelé à voir son champ d'action s'élargir. N'est-il pas prévu d'en augmenter les effectifs ? Si le législateur confie à l'avenir d'autres responsabilités à notre Bureau, bien sûr que les moyens tant humains que matériels suffisants lui seront donnés en conséquence. Mais en l'état actuel des choses, nous avons les moyens nécessaires pour mener à bien nos missions. Pourriez-vous nous expliquez comment fonctionne actuellement votre Bureau ? Le BCIJ relève de la DGST dont la fonction est de rassembler toutes les informations nécessaires pour les mettre à la disposition de la justice et lui permettre ainsi d'effectuer son travail. Quand l'information est recoupée et le danger est avéré, le dossier doit être mis en forme sur le plan judiciaire. C'est là où intervient le BCIJ. Le parquet général est alors avisé avant que n'ait lieu l'intervention de terrain. Certains s'étaient dit étonnés du fait que l'annonce du démantèlement d'une cellule terroriste ait coïncidé avec le jour de l'annonce de la création du BCIJ. Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est que cette opération a nécessité plusieurs mois de travail de la part de la DGST. Pour parvenir à l'étape finale du démantèlement, de nombreux agents ont dû travailler nuit et jour. C'est leur professionnalisme, leur sérieux et leur sens du sacrifice qui permettent de préserver la sécurité des citoyens et du pays. à propos justement de votre sortie médiatique sur la création du BCIJ, cette action relève-t-elle d'une politique d'ouverture, d'un besoin momentané de communication ou est-ce une réponse aux mauvaises langues ? L'ouverture des responsables de la sécurité dans notre pays envers les médias ne date pas d'aujourd'hui. Moi-même j'ai déjà eu diverses rencontres avec différents organes de presse en d'autres occasions. En fait, à chaque fois qu'il y a de grandes affaires, comme celle ayant coïncidé avec l'annonce de la création du BCIJ, nous en informons l'opinion publique. Notre ouverture s'inscrit aussi dans le respect du droit à l'information que réclament d'ailleurs les journalistes. Cependant, certains tentent de semer le doute sur l'action sécuritaire menée dans le pays. C'est pour cela que nous filmons les interventions de nos éléments. Ces interventions se déroulent toujours sous le contrôle direct du parquet général pour que tout se déroule dans le respect de la loi et dans la clarté la plus totale. Aux sceptiques, nous disons que le danger terroriste est bien réel et qu'il menace tout le monde, y compris ces sceptiques eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de voir la situation qui prévaut dans une partie du monde arabe et dans certaines zones subsahariennes. Le danger terroriste au Maroc est-il plus grand qu'ailleurs ? Je ne dis pas qu'il y a un grand danger terroriste dans le pays. Mais ce qui se passe dans certaines zones où il y a une anarchie totale et des tueries à répétition crée un climat qui nous impose une plus grande vigilance pour préserver la sécurité dans le pays. Dans ce sens, sous la conduite éclairée de Sa Majesté le Roi, le Maroc mène une politique sécuritaire efficiente pour contrer tout danger et les organes sécuritaires accomplissent leur devoir comme il se doit. Cela ne veut pas dire que nous pouvons nous endormir sur nos lauriers, mais la vigilance doit être maintenue au plus haut degré de la part non seulement des éléments qui veillent sur la sécurité, mais de la part également de l'ensemble des citoyens, qu'ils soient journalistes, acteurs associatifs, enseignants, chefs de famille,… Tout le monde est concerné. Il faut savoir que notre sécurité est notre premier capital. Et il faut savoir aussi que tout le monde nous envie pour cet acquis qu'est la sécurité qui prévaut dans notre pays. Le développement du mode opératoire des cellules terroristes oblige les organes sécuritaires à revoir leur façon de travail. Le BCIJ va-t-il dans ce sens ? Assurément ! Que faites-vous concernant des sites qui versent dans l'apologie du terrorisme, par exemple ? Quiconque verserait dans l'apologie du terrorisme tombe sous le coup de la loi. Nous sommes dans un pays qui respecte les libertés individuelles et les droits de l'Homme, je le dis et le redis parce que j'en suis convaincu, mais des lois existent pour sanctionner tout dérapage. En parlant de dérapage, certains accusent les organes sécuritaires marocains d'en commettre lors de certaines de leurs interventions. Mais la question se pose dans tous les pays, peut-on lutter contre le terrorisme sans la moindre entorse aux droits de l'Homme ? Le respect des droits de l'Homme est notre devoir à tous. Nous veillons à ce que l'ensemble de nos actions se déroule dans le strict respect des lois. Maintenant si quelqu'un prétend qu'il y a eu un quelconque dérapage, qu'il en présente les preuves. Quoi qu'on fasse, il y a des gens qui nous pointent du doigt pour une raison qu'ils sont les seuls à connaître. Ce sont eux qui soutiennent qu'il y a des dérapages. Mais il est impensable pour moi qu'une personne qui œuvre pour la préservation de la sécurité des citoyens outrepasse ses prérogatives pour leur nuire d'une façon ou d'une autre. Quel est le secret de la bonne réputation des services marocains de sécurité à l'international ? Sans langue de bois, il n'y a pas de secret, mais c'est le résultat du sérieux de nos services, de leur travail dévoué et de leur compétence. Les attentats de 2003 à Casablanca étaient certes tragiques, mais ils ont été le déclencheur du renforcement du dispositif sécuritaire du pays pour contrecarrer le terrorisme. Au fil des ans et des opérations de suivi des cellules terroristes, nos services ont acquis une grande expérience. C'est ce qui nous permet d'avoir cette efficacité qui est reconnue par différents pays à travers le monde. Y a-t-il une coopération entre les services marocains de sécurité avec des services d'autres pays à travers le monde ? La coopération avec d'autres pays en matière de renseignement est nécessaire. L'état actuel du monde l'exige. D'ailleurs, divers projets d'actes terroristes ont été déjoués grâce à la collaboration des services marocains avec leurs homologues français, espagnols et d'autres pays européens. Il est clair que pour lutter efficacement contre le terrorisme, tous les pays doivent coopérer entre eux. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à coopérer avec tous les pays qui ont une volonté réelle de lutter contre ce phénomène. Surtout qu'au niveau régional, Tindouf et le Sahel constituent un terrain fertile pour le terrorisme. Peut-on aujourd'hui établir un profil type du terroriste, sachant qu'on est loin de l'esquisse établie après les attentats de Casablanca de 2003 et qui liait le terrorisme à la misère ? Les attentats de 2003 ont été perpétrés par des personnes issues d'un milieu pauvre avec un niveau scolaire bas. Actuellement, le profil du terroriste a changé, à commencer par l'âge. Dans certaines cellules, on trouve des mineurs, des jeunes et des vieux. On y trouve aussi des personnes de différents niveaux sociaux et d'études. Cela veut dire que le discours radical passe facilement à travers le Net. Encore une fois, la vigilance s'impose. De nombreux « jihadites » marocains partent en Syrie et en Irak combattre aux côtés de Daech et d'autres groupes terroristes. Qu'est-ce qui explique cette situation et que faites-vous pour la contrer ? Nous abordons cette situation, comme toutes les autres situations, selon les procédures légales. Mais est-ce que vous pouvez empêcher des présumés terroristes de se rendre en Syrie, par exemple ? La loi sera révisée pour qu'il soit possible d'arrêter ce genre de personnes. L'autre question qui se pose est celle du danger que représenteraient ces terroristes s'ils revenaient au pays. Là aussi, on ne peut agir que selon ce que nous dicte la loi. Pourquoi, selon vous, il y a autant de Marocains au sein des groupes terroristes ? Il n'y a pas que des Marocains. Il y a aussi de nombreux Européens. Cela doit nous faire réfléchir. Le problème nous concerne tous. Il faut tout revoir de fond en comble, l'éducation, la famille, l'école, le quartier, l'université, les espaces de loisirs, vraiment tout. Je rappelle dans le même sens le discours que Sa Majesté le Roi a prononcé au lendemain des attentats de 2003. Le Souverain avait appelé à la mise en place d'une stratégie globale et étendue, qui inclut le champ religieux, le système scolaire et le volet socio-économique. C'est cette vision qu'il nous faudra appliquer. Dans ce cadre, l'appareil sécuritaire fait son travail. Je souligne aussi qu'il y a un travail colossal, très louable, qui est effectué dans le domaine religieux. Il y a aussi le champ médiatique qui peut servir à la conscientisation des citoyens... Que diriez-vous à un citoyen marocain qui aurait eu vent du projet de départ d'un autre Marocain voulant rejoindre un groupe de terroriste ? Il faut agir ne serait-ce que pour la préservation de la sécurité de la personne qui s'apprêterait à partir vers la mort. Il faut que sa famille bouge. Si c'était mon propre fils, je n'hésiterai pas un seul instant à le dénoncer pour qu'il purge une peine d'emprisonnement, plutôt que d'attendre qu'il se fasse exploser et périsse avec une conviction idéologique qui n'a rien avoir avec l'islam. Notre religion n'a rien avoir avec le meurtre. Nous parlons toujours du terroriste en utilisant le masculin, or la gent féminine n'est pas non plus épargnée par ce fléau. En effet, il y a 180 femmes marocaines qui sont chez Daech, en compagnie de 150 enfants. Concernant les personnes qui se trouvent actuellement en Syrie, vous connaissez l'identité de chacune d'elles ou n'auriez-vous que des chiffres approximatifs les concernant ? Je ne pense pas qu'il y ait un Marocain en Syrie sans qu'on en soit informé. Il y a des services qui suivent de près ce genre de choses. On parle surtout de la Syrie, mais j'attire votre attention qu'il y a une zone tout aussi dangereuse qui est celle du Sahel. Concernant le Sahel, est-ce le Maroc coopère avec d'autre pays pour prévenir les risques éventuels qui pourraient provenir de cette zone ? Notre souci premier est de protéger nos frontières et l'ensemble de notre territoire. Tous les services sont mobilisés pour cela. Pour le reste, je refuse d'aborder des questions politiques qui me dépassent. Quand on travaille dans un Bureau comme le vôtre pour assurer le service que vous assurez avec tous les dangers que cela peut représenter, n'avez-vous pas peur ? Je suis prêt à mourir pour que la sécurité de mes compatriotes soit assurée. Je crois fort en le sacrifice pour la patrie. En apparaissant à visage découvert à travers les médias, ne vous mettez-vous pas ainsi en danger ? Le pays est en sécurité et bien protégé. Je n'ai donc pas à avoir peur ni à demander une quelconque protection dans l'exercice de mes fonctions. Parce que c'est à moi de protéger mes concitoyens et ce n'est surtout pas à moi de demander qu'on me protège. J'estime que face à des terroristes, des trafiquants de stupéfiants ou autre, je ne fais qu'accomplir mon devoir en toute bonne conscience et en total respect de la loi. Pourquoi aurais-je alors peur ? Par ailleurs, j'exhorte tous les Marocains à contribuer à la lutte contre toutes les formes de terrorisme. Ils doivent être confiants en leurs organes de sécurité qui assument pleinement leurs missions. Entretien publié dans la version papier du Magazine L'Observateur du Maroc & d'Afrique du 17 avril 2015