Après 22 ans chez la Comanav, Khalil S., mécanicien naviguant qui touchait un salaire mensuel de 12.000 dirhams, n'a même plus de quoi payer une assurance scolaire de 100 DH pour ses deux filles inscrites dans un établissement public. Seule solution envisagée, vendre ce qui reste des meubles, s'il en reste. « Je ne possède plus rien, j'ai tout vendu pour survivre », nous assure-t-il les larmes aux yeux. Durant ses années glorieuses, il a pu s'offrir une maison à Maârif grâce à un crédit garanti par l'Etat au profit des salariés de la Comanav. A cette époque, ses enfants étudiaient dans une école privée. Mais ce temps lui semble si lointain. Depuis l'année dernière, il a donné en location son appartement et est parti vivre à Médiouna, dans une chambre avec ses parents. Le prix de la location ne lui suffit même pas pour payer ses traites et la banque le harcèle pour avoir son dû. « Des fois, je n'ai même pas un dirham pour payer un bonbon à mes filles », confie-t-il, les yeux humides. Khalil n'est pas le seul à être dans cette intenable situation. Comme lui, parmi ses anciens collègues, pas moins de 120 anciens employés dits sédentaires qui travaillaient entre Casablanca et Tanger et près de 700 autres entre marins et agents d'hôtellerie souffrent aussi le martyr. Parmi eux, certains ont passé plus de deux décennies de service, d'autres ont des enfants en bas âge qu'ils peinent à nourrir. Tous sont alourdis de crédits immobiliers et autres. A l'unisson, ils répètent la même phrase : « Que justice soit faite ! » Les victimes de l'affaire Comanav ferry-Comarit martèlent que leurs droits les plus élémentaires ont été bafoués. Pire, le silence entoure les drames sociaux que vivent leurs familles livrées à elles-mêmes. Et parce qu'un drame n'arrive jamais seul, nombreuses sont les victimes qui se retrouvent dans l'impossibilité de régler leurs crédits bancaires. La spirale des agios a été aussitôt enclenchée et les mises en demeure des banques pleuvent et avec elles les menaces de d'expulsion de leurs logements hypothéqués. En outre, au problème des frais de scolarité, s'ajoute l'impossibilité de se payer des soins médicaux, la couverture médicale ayant été levée pour non paiement des assurances. Aucun des victimes ne peut bénéficier du Ramed compte tenu du fait qu'ils ont sur le papier le statut d'assurés. Et même avant que Comanav ne périclite, les cotisations de la CNSS, de la CIMR n'étaient pas versées à ces deux caisses. Pire encore, les montants des traites dues aux banques prélevés sur leurs salaires n'étaient pas non plus versés pour régler les échéances bancaires. Autres cas, autre drames. Abdelkhalek S. ne lui restait que 4 ans pour qu'il prenne une retraite méritée. « Je ne savais pas que j'allais finir ma vie comme ça. Je ne sais plus quoi faire. J'attends la mort », murmure- t-il amèrement. De son côté, Abdelkrim K. qui a rejoint la Comanav en 1986 avait une bonne situation et vivait dignement. Aujourd'hui, il affirme qu'il devient un mendiant ! « Je vis sur le dos de ma belle-famille. Mon fils, a été contraint de quitter l'école cette année en vue de chercher du travail pour nous prendre en charge sa mère et moi », déplore-t-il, la voix tremblante. Parmi les victimes, certaines avaient passé une partie de leur vie à naviguer en haute mer et se retrouvent aujourd'hui à sillonner les rues de la ville, perdus. De café en café, ils regrettent ce passé glorieux où ils domptaient les vagues à bord du célèbre navire « Le Marrakech », le préféré du feu Hassan II. Mais Abderrazak R. a opté pour une autre solution. Lui qui percevait 18.000 dirhams par mois s'est transformé en chauffeur de taxi. Il ne pouvait plus rester les bras croisés, pleurer ses 30 longues années de navigation. Sur ce registre, il y a aussi Mustapha, 39 ans, qui s'improvise aujourd'hui vendeur de cigarettes au détail ou encore Rachid qui est vendeur à la sauvette au le boulevard Mohamed V... Avant de se rendre à l'évi- dence, les victimes de l'affaire Comanav-Comarit ont observé plusieurs sit-in de protestation et adressé maintes correspondances à tous les responsables concernés. Leur but était surtout de tirer la sonnette d'alarme sur le drame social causé que subissent leurs familles. Des plaintes ont même été soumises à la justice, en vain. Aujourd'hui, les « noyés de la Comanav-Comarit » désespèrent encore plus. Les plus fragiles parmi eux ont succombé au stress où à l'hypertension. Pire, il y aurait eu au moins deux suicides, sans oublier des cas de paralysie. C'est le cas de Zouhaydi. Contacté par L'Observateur du Maroc, il n'arrive même pas à parler, laissant le soin de le faire à sa femme. Le problème c'est que ce dossier est entouré d'un silence de cimetière. Jusqu'à quand ? Une cession au coût lourd, très lourd ! Privatisée en 2007 au profit de CMA-CGM, troisième opérateur mondial dans le transport maritime la Comanav était censée être adossée à un grand groupe international pour assurer son développement et sa pérennisation. Mais un an après, elle a été scindée en deux pôles : Comanav Cargo et Comanav Ferry. Juridiquement, ce sont deux sociétés séparées appartenant au groupe CMA-CGM. Ce que certains spécialistes estiment illégal, puisque la division de cette compagnie en deux entités ne devrait se faire que cinq ans après la cession. Plusieurs opérations de départ volontaire du personnel navigant et sédentaire de la société allaient être mise en oeuvre. Un processus de dépavillonnement des navires et de cessions d'actifs jugés non stratégiques (Comanav Ferry et Comanav Voyages) allait également se poursuivre. La flotte de la Comanav était vielle et mal entretenue. Pour éviter une restructuration qui aurait coûté une fortune, CMA CGM aurait décidé de revendre au plus vite Comanav Ferry. Alors que Balearia et Transmediterranea déclinent poliment l'offre, la famille Abdelmoula se jette à l'eau. Montant de cette acquisition : 800 millions de dirhams payables en plusieurs traites. « La compagnie aurait été surévaluée au moment de sa privatisation, même s'il est difficile de le prouver, le cahier des charges restant introuvable », assure un expert maritime. Un personnel entre les deux rives Les événements se sont par la suite accélérés. Le personnel de la Comanav a reçu une lettre d'intégration de Comanav Ferry signée par le Directeur d'armement. Cette lettre précise que les employés auraient l'intégralité de leurs droits acquis chez la Comanav à la date du 31 octobre 2008. Il s'agit des salaires, des indemnités, des primes, du congé, du régime de couverture sociale, de la retraite et des avantages sociaux. Mais le personnel n'a pas signé la lettre. « On nous a dit que Abdelmoula ne va s'occuper que de la gestion de la structure. Nous ne voulions pas intégrer une société qui avait à peine un an d'existence, alors que nous avions à notre actif entre 10 à 37 ans d'ancienneté », se rappelle Mustapha M. Des protocoles d'accord définissant les modalités juridiques et financières de transfert des marins de la Comanav à Comanav Ferry ont été signés par la suite entre les syndicats CDT et UMT et la compagnie. « On n'était pas au courant de cet accord. Les syndicats nous ont floués. Cet accord n'a été signé ni par la Marine marchande, considérée comme l'inspecteur du travail pour les armateurs, ni par le ministère de l'Equipement et des transports, ni par le ministère de l'Emploi. On ne le reconnaît pas : il n'est plus crédible à nos yeux », assure Abdelkhalek S. Comarit-Comanav Ferry, mortelle absence de synergie Abdelmoula aurait aussitôt entamé un plan de restructuration. Sa première cible : les salaires les plus élevés. « Les commandants marocains El Hassan Amellah et Slimane Chadli en savent quelque chose. Les équipages des navires ont été réduits au strict minimum. Ce qui s'est répercuté sur la qualité des prestations à bord. Jamais les réclamations clients n'ont été aussi nombreuses que depuis le rachat de Comanav par Abdelmoula », explique Abderrazak R. Parallèlement, les restrictions opérées au niveau des équipages ont eu pour effet d'alourdir les tâches des marins à bord des navires. La fatigue s'installe, la démotivation se généralise. Les premières erreurs techniques ne tardent pas à apparaître. Du coup, témoigne un opérateur privé, les déboires ont commencé. Rien n'est fait pour assurer la synergie entre la Comarit et la Comanav Ferry. A la tête des deux entités, la famille Abdelmoula a plutôt privilégié le mode de l'évolution séparée. La concurrence est vive entre les deux compagnies sensées travailler en harmonie. Le chiffre d'af- faires des deux compagnies, qui avoisinait alors 2,5 milliards de dirhams, évolue mais moins vite que la montée des charges sociales et les coûts de gestion. D'après Abdelkrim, au début, le personnel était tellement motivé qu'il anticipait sur toutes ses tâches. Par la suite, les marins, excédés, finiront par se révolter. Le navire coule... La crise finit par éclater avec la série de saisies qui frappent le groupe. Les bateaux étaient sous le coup d'une saisie conservatoire dans des ports européens. à Sète, par exemple, 200 Marocains ont été abandonnés sur le port pendant 8 mois. Ils ne pouvaient pas quitter leur poste. L'abandon de navire pourrait leur coûter leur carrière. Privés d'eau, d'électricité…et non payés, ils vivaient dans des conditions désastreuses. « Je faisais partie de l'équipage qui était immobilisé à Sète. Nous sommes restés presque six mois dans les deux bateaux amarrés à ce port : Le Marrakech et Bni Nsar. Nous avons beaucoup souffert, puisque cette période coïncidait avec l'hiver. Pis encore, nous n'avions pas quoi manger; nous étions pris en charge uniquement par la Croix rouge », se rappelle Abdelkrim ❚