Réseaux sociaux, entre liberté et atteinte à la vie privée d'autrui Dounia Batma, « Weld chinouia », Houyam Star, Ilias Malki... autant de noms et d'influenceurs impliqués dans des affaires de diffamation, d'atteinte à la vie privée, de harcèlement cybernétique, de racisme ou encore de maltraitance. Des démonstrations grandeur nature de la dégénérescence de l'utilisation des réseaux sociaux. Des abus et des dérapages cybernétiques qui prennent des formes de plus en plus multiples et graves. Riposte légale Une grande menace que le gouvernement veut « neutraliser » comme l'a annoncé cette semaine Abdellatif Ouahbi au Parlement. Intervenant lors de la séance des questions orales à la Chambre des conseillers, le ministre de la justice a annoncé que le prochain Code pénal sera plus ferme face à ces agissements et inclurait des dispositions claires pour sanctionner les atteintes à la vie privée et à la dignité des citoyens. « Au-delà de ses implications éthiques, la mauvaise utilisation des réseaux sociaux et leur détournement pour attaquer et diffamer les gens, est une infraction légale qui nécessite une riposte juridique », note le ministre. Ce dernier condamne par ailleurs l'aspect pécuniaire de ses agissements et en appelle les victimes à activer la loi et réclamer réparation des préjudices en justice. « Toute personne responsable d'un acte portant atteinte à la dignité, à la vie privée ou à la réputation d'autrui doit être poursuivie en justice. Trêve de populisme, les réseaux sociaux en sont largement infectés et c'est une énorme menace pour les droits de l'Homme », insiste le ministre devant la Chambre des Conseillers. Liberté d'expression, mais... Des droits et spécialement la liberté d'expression que de nombreux observateurs estiment « menacés » par des lois plus restrictives alors que d'autres s'en réjouissent déjà. « Tout au contraire ! Si la liberté d'expression touche à la dignité, à la vie privée, à la réputation du citoyen en nuisant à sa sécurité et à sa vie, elle n'est plus un droit. La liberté d'expression consiste à exprimer ton avis, tes opinions dans le respect de l'autre, de sa dignité, ses libertés et ses choix », déclare à L'Observateur du Maroc et d'Afrique, Bouchra Abdou, directrice de l'association Tahadi pour l'égalité et la citoyenneté (ATEC). L'enfer des victimes de la cyber-violence L'une des nombreuses associations réclamant la révision intégrale de la loi 103-13 en urgence, l'ATEC est du même avis que Ouahbi. « La pratique de la liberté d'expression est conditionnée par des normes et des règlementations. Ça ne veut pas dire d'appliquer la censure et d'empêcher les gens de s'exprimer librement. Mais lorsqu'on dénonce des contenus diffamatoires, persécuteurs prônant la violence, le racisme, le sexisme, la justice se doit de réagir et de protéger les victimes », revient à la charge la directrice de l'ATEC. Cette dernière cite « weld Chinouia » et compagnie comme les mauvais exemples d'une « liberté d'expression indisciplinée et dénuée de moralité ». La presse, un exemple Tout comme le ministre de la justice, l'ATEC décrit une « liberté d'expression sur les réseaux sociaux semblable à celle pratiquée par la presse professionnelle ». Décryptage ? «S'exprimer dans le respect de l'éthique journalistique et de la vie privée des gens sans calomnie ni diffamation tout en se basant sur des faits réels et bien fondés », nous explique Bouchra Abdou. Un sacré exercice pour un utilisateur lambda qui n'est pas toujours « qualifié » pour pratiquer sa liberté d'expression d'une manière « save » ... pour lui et pour autrui. Les activistes de l'ATEC qui côtoient au quotidien des victimes de cyber-violence, hommes et femmes, en savent long sur l'enfer des dérapages sur les réseaux sociaux. Un chiffre révélateur est à lui seul une alerte : 87% des femmes victimes de violence numérique ont exprimé leur désir de se suicider. Ce chiffre a été révélé par le rapport réalisé en 2019 par l'ATEC sur la violence électronique qui représente désormais 19 % de toutes les formes de violence à l'égard des femmes. Ce pourcentage augmente considérablement pour les filles âgées de 15 à 19 ans et atteindre 34% et 28 % chez les jeunes femmes âgées de 20 à 24 ans. « Les victimes de ce type de violence se sentent traquées en permanence. Elles vivent dans la peur et la crainte du scandale. Une grande souffrance psychique qui peut les mener à la dépression et parfois même au suicide », explique de son côté Chaimaa Ablaq, psychologue à l'ATEC. « Si les victimes sont en grande partie des femmes, les hommes ne sont pas épargnés non plus. C'est un mal qui se généralise et à grande cadence », estime Bouchra Abdou. Le législateur est appelé à l'accueil Tout comme d'autres activistes, l'ATEC s'adresse au législateur pour réclamer la révision intégrale de la loi 103-13 en urgence. « Commencer par les définitions claires et précises de toutes les formes de violence afin d'éviter les mauvaises interprétations et autres détournements, et définir aussi les responsabilités de tous les intervenants », recommande le rapport. Un avis partagé par l'expert en développement informatique et marketing numérique, Hassan Kherjouj. Ce dernier insiste sur l'implication active des « spécialistes techniciens » dans l'élaboration des lois régissant le domaine cybernétique. « Le grand problème qui se pose quand il s'agit de l'élaboration des lois de ce genre, c'est l'exclusion des spécialistes du processus. Le législateur se contente du point de vue juriste et oublie l'aspect technique qui est primordial dans la gestion légale du domaine cybernétique. Si toutefois on y fait appelle, ça reste simpliste et loin de l'actualité du web qui est en perpétuelle évolution », nous explique au téléphone l'expert. Loi en décalage Ce dernier détecte par ailleurs une éventuelle « faille » dans la loi anti-diffamation en gestation. « L'intelligence artificielle ne cesse d'évoluer et au quotidien. C'est une grande problématique face à laquelle les lois actuelles seraient obsolètes et incapables de contrôler. D'où l'obligation de la « souplesse » et la « malléabilité » de la loi », ajoute Hassan Kherjouj ; qui insiste sur l'ingéniosité technique des jeunes « pirates » et leur capacité à échapper d'entre les mailles d'une loi rigide et archaïque. Mieux encore, il en appelle le législateur à les enrôler et tirer profit de leur « savoir faire » pour élaborer une loi capable de cerner les différents aspects de l'infraction et du crime cybernétique. « Le tableau reste assez paradoxal : D'un côté il y a la grande évolution technique et cybernétique et de l'autre le sous-développement légal. Il faut y remédier absolument ! », conclut l'expert. Jonglant sur la ligne fine entre la liberté d'expression et la censure, le législateur affronte un sacré dilemme : Elaborer une loi actualisée capable de cerner l'évolution technologique perpétuelle, protéger les citoyens et les utilisateurs des réseaux sociaux contre les abus cybernétique tout en garantissant la liberté d'expression. Réussira t-il à résoudre cette équation difficile ? Entretien « La liberté d'expression ne doit pas devenir une victime collatérale du renforcement législatif » Naoufal Bouamri, avocat et activiste des droits humains Une lecture critique et une analyse approfondie de l'annonce récente du renforcement de l'arsenal juridique anti abus cybernétique par maître Naoufal Bouamri, avocat au Barreau de Tétouan et activiste des droits de l'Homme. Maitre Naoufal Bouamri L'Observateur du Maroc et d'Afrique :Le ministre de la justice a annoncé un renforcement des lois relatives à Internet, dans le cadre du futur Code pénal. Quelles seront les limites de cette révision ? y aura-t-il un conflit entre la protection des utilisateurs des réseaux sociaux et la liberté d'expression ? Naoufal Bouamri : À ce jour, les amendements que le ministère de la Justice souhaite introduire dans le Code pénal et spécialement ceux concernant les sanctions proposées pour les crimes de diffamation et d'atteinte à la vie privée des individus n'ont pas encore été officiellement présentés. Nous sommes donc face à un discours du ministre qui vise essentiellement à mobiliser diverses institutions pour adopter son propre point de vue sur le renforcement des sanctions applicables à ces infractions. Ceci dit la question que l'on devrait se poser serait justement : Y a-t-il vraiment un vide juridique concernant la définition et la qualification de ces actes d'un point de vue légal, ainsi que les sanctions prévues ? En examinant le Code pénal dans sa version actuelle, plusieurs articles, notamment les articles 447-1, 447-2 et 447-3, définissent ces infractions et les sanctions correspondantes. Ces dernières peuvent aller jusqu'à cinq ans de prison ferme en cas de récidive. Ceci en plus des amendes et des réparations civiles au profit des victimes. Par ailleurs, l'article 89 de la loi sur la presse et l'édition est explicite concernant les sanctions imposées aux journalistes en cas d'infractions dans l'exercice de leurs fonctions, avec des amendes comprises entre 50.000 et 100.000 dirhams. De plus, la loi sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes prévoit également des sanctions strictes pour les crimes de diffamation et d'atteinte à la vie privée, notamment lorsque les victimes sont des femmes, en les considérant comme des formes de violence et en prévoyant des peines aggravées. En tenant compte de ces dispositions législatives, il convient de noter qu'il n'existe pas de vide juridique dans ce sens. Les récentes poursuites intentées contre certains youtubeurs et influenceurs le confirment et illustrent clairement l'existence d'un cadre juridique strict régissant ces infractions. Cela soulève toutefois des interrogations sur la volonté actuelle de réviser ces lois et de durcir les sanctions, ainsi que sur les risques potentiels pour les droits numériques dans un contexte de « chaos » lié aux réseaux sociaux. Les frontières entre les libertés et leur protection sont mises à l'épreuve. Elles ne peuvent être justifiées par un prétexte de « chaos " régnant sur les réseaux sociaux À votre avis, en tant que juriste, comment le législateur pourrait-il résoudre ce dilemme : garantir les droits des victimes potentielles tout en préservant les libertés, notamment la liberté d'expression ? Le « désordre » régnant sur les réseaux sociaux découle principalement de la nature même de ces plateformes et du choix du Maroc de s'ouvrir à ces technologies et d'en garantir l'accès sans restrictions ni contrôles. Cela alimente des craintes quant à une éventuelle instrumentalisation de cette situation pour restreindre les droits de l'homme, notamment la liberté d'opinion et d'expression dans l'espace numérique. Même si des sanctions sévères sont prévues pour lutter contre la diffamation, il est essentiel de reconnaître que le monde numérique connaît des mutations rapides, telles que l'émergence de technologies comme l'intelligence artificielle. Ces dernières pourraient bouleverser les pratiques actuelles. Comment le législateur abordera-t-il ces changements ? Devra-t-il également réviser les lois et durcir les sanctions en conséquence ? Les frontières entre les libertés et leur protection sont mises à l'épreuve. Elles ne peuvent être justifiées par un prétexte de « chaos » dans l'utilisation des réseaux sociaux et des outils numériques. Le problème réside-t-il dans la loi elle-même ou dans le manque de conscience juridique et l'ignorance des droits chez les citoyens ? Les lois en vigueur, qu'il s'agisse du Code pénal, de la loi sur la presse et l'édition ou de la loi103-13 sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes, sont déjà dissuasives. En témoignent les nombreux recours en justice introduits par des personnalités victimes de diffamation, qui ont obtenu réparation, ainsi que les poursuites engagées par le Ministère public à l'encontre de certains utilisateurs des réseaux sociaux, lesquelles ont conduit à des condamnations. Ces faits démontrent que le cadre juridique actuel est suffisamment rigoureux. L'enjeu réside ailleurs : Il s'agit de garantir un accès éclairé aux espaces numériques et aux réseaux sociaux, sans entraver ou menacer leurs utilisateurs. La liberté d'opinion et d'expression ne doit pas devenir une victime collatérale de cette volonté de renforcement législatif, qui reflète dans son essence une vision conservatrice. Un tel cadre risquerait de transformer le législateur en une sorte de « chasseur de sorcières ». Enfin, le problème réside dans le manque de sensibilisation juridique. Chaque victime potentielle de diffamation ou d'atteinte à sa vie privée doit savoir qu'elle dispose d'un cadre légal pour la protéger et lui garantir justice, que ce soit à travers : Les institutions professionnelles, comme le Conseil national de la presse pour les journalistes, la loi sur la presse et l'édition, le Code pénal et d'autres textes législatifs offrant des garanties aux victimes. Il est primordial de sensibiliser les citoyens à l'importance de recourir à ces outils juridiques et au système judiciaire pour obtenir justice et réparation. Cela permettra de promouvoir un environnement numérique respectueux des droits tout en évitant que les mesures proposées n'aboutissent à une restriction des libertés fondamentales.