Oui, 33% des musulmans de France se disent «croyants et pratiquants». Non, le boom du religieux dont on nous rebat sans cesse les oreilles n'existe pas puisqu'ils étaient 37% à se définir ainsi il y a vingt ans, en 1989 ! On le voit, les données et les tendances concernant les musulmans de France sortent des idées reçues et sont parfois même contradictoires. Ainsi, la stabilité des pratiques individuelles (39% des musulmans disent «prier chaque jour» contre 41% en 1989) montre que l'islam ne progresse pas dans l'Hexagone en tant que pratique religieuse. C'est-à-dire que la dégradation des conditions de vie ou le chômage, qui frappent ces populations, ne sont pas facteurs de piété. En revanche, l'augmentation des pratiques religieuses collectives (23% disent aller à la mosquée le vendredi contre seulement 16% il y a vingt ans) montre que l'islam progresse comme référentiel identitaire Au moment où se véhiculent tant de fantasmes sur l'islam et les pratiques des musulmans en France, le long rapport publié le 21 août par l'IFOP est passionnant et fort utile. Antidote contre la tendance à ignorer les sociétés réelles On s'étonne d'ailleurs que cette «Enquête sur l'implantation et l'évolution de l'islam en France» soit passée quasiment inaperçue, surtout au moment où la polémique sur la burqa succède à celle sur le voile. Seuls en effet quelques articles ont été publiés dans la presse spécialisée française sur un rapport qui constitue pourtant une antidote contre la fâcheuse tendance à confondre faits et idéologie et à ignorer les sociétés réelles. Comment l'IFOP a-t-il cerné au plus près la réalité des quelque 3,7 à 4 millions de musulmans de France? Un chiffre qu'il faut d'ailleurs prendre avec prudence puisque la Loi informatique et liberté interdit tout recensement portant sur l'appartenance ethnique ou religieuse dans les enquêtes officielles Le célèbre institut de sondages français a en fait cumulé, grâce à ses enquêtes effectuées depuis 1989, un éventail de près de 8 000 interviewés se déclarant de religion musulmane. Enfin, une récente enquête effectuée pour le quotidien français La Croix a permis de boucler la boucle. La prière quotidienne, une affaire de vieux Lancer ces études en 1989 n'était pas fortuit. C'est l'année où deux écolières voilées furent expulsées d'un lycée de Creil en banlieue parisienne. Une affaire qui cristallisera les premiers débats houleux et parfois trop idéologiques pour éviter une certaine stigmatisation de l'islam. Pour autant, ce n'est pas l'épisode de Creil qui aura marqué le début du sursaut pieux en France. Observé à partir de 2001, celui-ci semble plutôt lié aux évènements internationaux : attentats du 11 septembre contre les Twin Towers, deuxième intifada en Palestine et guerre en Irak Ce sursaut de religiosité présente quoi qu'il en soit une caractéristique. Il reste avant tout une affaire de «vieux», une préoccupation quasi existentielle à l'approche de la mort: seuls 28% des 18-24 ans déclarent prier au moins une fois par jour contre 64% chez les «plus de 55 ans» (et 35% chez les quadragénaires). Même chose pour l'expérience du pèlerinage à la Mecque. Elle reste non seulement minoritaire (61% l'ont fait ou comptent le faire, 28% non), mais aussi un problème de vieux, la part des personnes l'ayant accompli augmentant avec l'âge. Le seul bémol touche aux pratiques religieuses très socialisées comme le Ramadan : là, la progression est réelle (70% des personnes interrogées disent jeûner pendant tout le mois sacré contre seulement 60% en 1989). L'écart entre jeunes et vieux y est aussi moindre (70% des jeunes font le ramadan contre 85% des plus de 55 ans). Ramadan et mosquée comme revendication identitaire Signe d'une progression plus identitaire de l'islam : la fréquentation de la mosquée le vendredi augmente chez les jeunes sur une longue période. Ils sont ainsi 23% des plus jeunes à aller à la mosquée le vendredi contre 14% il y a vingt ans. Les statistiques touchant à la consommation sont tout aussi intéressantes. Alors qu'un tiers des musulmans de France déclare boire de l'alcool - pratique qui varie peu selon l'âge -, 62% consomment uniquement de la viande halal Reste la dernière partie de cette étude, le focus sur les femmes, même s'il ne rend pas tout à fait compte de la situation actuelle puisque la dernière enquête date de 2003. La première question porte évidemment sur le voile. A l'époque, le port du voile était surtout le fait des femmes âgées (30% des plus de 55 ans déclaraient le porter «très souvent», contre 16% des 35 à 49 ans et 8% des moins de 35 ans). Difficile aussi de savoir si l'idée du mariage mixte a fait un bond en avant dans une France qui paraît plus que jamais métissée puisque l'étude remonte aussi à 2003. En la matière, la différence entre «musulmane» et «musulmane pratiquante» est quoi qu'il en soit criante : 93% des premières acceptent sans problème ou sans plaisir le mariage mixte, mais seulement 56% des «pratiquantes» L'homosexualité, tabou important Les murs n'échappent pas à ce clivage entre «musulmane» et «pratiquante». Sauf toutefois le divorce où la différence est ténue (81% des premières estiment qu'une femme «a le droit comme un homme de demander le divorce» contre 93% des secondes. Sur tous les autres sujets, la permissivité reste très liée à l'intensité de la pratique religieuse: 82% des musulmanes sont pour le droit à l'avortement, 61% des pratiquantes contre; 78% des musulmanes sont opposées à la prise d'un contraceptif avant 18 ans, 57% des pratiquantes non; 76% des musulmanes sont pour les rapports sexuels avant le mariage, 63% des pratiquantes contre. Dans ce cadre, le tabou de l'homosexualité, qui demeure très important, apparaît comme un clivage encore plus net: 77% des «pratiquantes» s'y opposent, 29% des «musulmanes» non. On le voit : vouloir «enfermer» les musulmans de France, une population où les jeunes et les catégories populaires sont sur-représentés, dans un ensemble qui ne tiendrait compte ni de l'âge ni de la pratique religieuse est une aberration. En ce sens, la précision de l'enquête de l'IFOP -qui s'étale sur les vingt dernières années- sur ces femmes et ces hommes présents surtout dans l'Est de la France et dans les départements industrialisés et/ou urbanisés (régions parisienne, lyonnaise, lilloise) relève de la salubrité publique.