Mentir comme un sondeur ! Il faudrait dorénavant intégrer cette phrase en un adage, une précaution nécessaire pour qu'on puisse se faire une idée vraisemblable de prévisions plus ou moins correctes. Oui, on croyait révolue «la science de l'inconnu» aléatoire, celle que nos aïeux appelaient «ilm al-ghayb», puisque les outils mis à notre disposition par les diverses sciences modernes (sociologie, enquêtes d'opinion, analyses des intentions de vote et autres) nous promettent, à chaque sondage, presque partout dans le monde, des résultats qui sont pour le moins des approximations crédibles. On ne se tromperait que de quelques décimales dans le meilleur des cas, sinon de quelques points dans le pire des cas. C'est ce qui advient généralement en Europe, particulièrement en France. Et quand les chiffres sortis des urnes font mentir d'une manière un peu trop flagrante ce qu'avaient prévu les instituts de sondages, les commentateurs, les observateurs et autres journalistes parlent alors de plus ou moins de surprises, de grosses surprises. Depuis plusieurs mois, on nous a fait frémir d'horreur parce que nous était annoncé, pour la République du Liban, un tsunami qui devait déferler sur ce pays lors des élections du 7 juin dernier. Le Parti de Dieu (Hezbollah) allait blackbouler toutes les autres organisations politiques, avec à leur tête le Courant du Futur, noyau dur du Mouvement dit du 14 mars, réunis post mortem autour de la dépouille du leader sunnite assassiné Rafik Hariri, courant qui avait pu constituer rapidement l'épine dorsale d'une majorité, bouée de sauvetage pour une précaire démocratie au pays du cèdre. Le camp donné gagnant à coup sûr était celui dirigé par le chiite, dit charismatique, Hassan Nasrallah, au verbe enflammé et vengeur, par ailleurs héros de la rue arabe et marocaine, auréolé par sa victoire, ou du moins par sa résistance à l'agression israélienne. Au lieu de l'effroi, on eut, après une confortable participation populaire, dans la nuit du dimanche au lundi (vers 2 heures du matin) la divine surprise d'apprendre que c'était la majorité sortante, celle du fils Saâd Hariri et du Premier ministre Fouad Siniora, que le peuple libanais avait maintenu au pouvoir, la dotant même, grâce aux appoints de ses alliés, d'un poids absolu - numériquement s'entend - au nouveau parlement. L'opposition chiite et chrétienne (la carpe et le lapin) se retrouvait rejetée dans l'opposition pour, peut-être, réfléchir à changer quelque peu sa stratégie axée sur une inféodation vénale à l'Iran et sous le contrôle sévère de la Syrie des Assad. Momentanément donc, les jeux sont faits pour quatre années au moins dans ce petit pays certes, mais considéré de par le monde comme un élément clef dans la géopolitique de la région du Proche Orient. Nonobstant l'actualité chaotique, et très souvent sanglante, dans une société émiettée par des structures confessionnelles surannées, considérées comme un pis-aller nécessaire au maintien d'un vivre ensemble constamment précaire et branlant, mais toujours survivant, le Libanais - pas seulement moyen ou lambda - espère, sans trop y croire vraiment, que le système pourra un jour être solidement réformé - pour l'émergence d'une démocratie efficace. Demain, on rase gratis ! Mais qui travaille sérieusement à révolutionner un état de fait, dont tout le monde semble s'accommoder à l'intérieur comme à l'extérieur, né, comme par parthénogenèse, du démantèlement de l'Empire ottoman au lendemain de la Première guerre mondiale et que le court mandat français a assaisonné sans imagination et superficiellement. On continue paresseusement à croire que le système confessionnel (le trio : un président de la république chrétien maronite ; un président du Conseil musulman sunnite et enfin un président du parlement musulman chiite) est à même de perpétuer vaille que vaille la paix civile, condamné à de nombreuses coupures spasmodiques cruellement éprouvantes, surtout pour les classes modestes et pauvres. Mais le système d'essence féodale est plus ramifié que cela, puisque tout est distribué selon des quotas hasardeux (dans l'administration, dans l'armée et partout où se trouve un domaine particulier du pouvoir ), selon ces critères communautaires non écrits mais pérennes. Les communautés libanaises sont officiellement au nombre de dix-sept et entretiennent entre elles des rapports empreints de sentiments contrastés, allant de la défiance à l'hostilité ou à d'autres comportements incertains et hybrides. Reste que le sentiment d'appartenir ensemble à une même patrie est partout proclamé, et unanimement affiché, à satiété jusqu'à la redondance et quelquefois à la nausée. Les slogans patriotiques sont répétés tout au long des rues et des routes, jusqu'aux venelles des plus petites bourgades, insistances apparaissant comme suspectes dans leur réitération exagérée même, parce qu'on voudrait peut-être se persuader par là de cette identité nationale unificatrice au-delà des divisions communautaristes et confessionnalistes. Un bon point pourtant pour la titubante démocratie libanaise. C'est certainement le fait qu'au lendemain du scrutin du dimanche 7 juin dernier, le chef de l'opposition (ancienne et nouvelle) ait pris solennellement la parole pour proclamer que, «sportivement et démocratiquement», il prenait acte de la victoire de son adversaire et qu'il reconnaissait la défaite. Attitude assez rare dans le monde arabe et musulman pour ne pas la relever et la saluer. Il s'agit là d'un véritable plus très net, allant au-delà d'une simple reconnaissance de la probité du déroulement des opérations de vote, puisqu'il est la preuve aussi de la volonté de bonne foi et de l'incontestabilité des résultats sortis des urnes. Nous avons tous cru aux prévisions pessimistes donnant sur le raz-de-marée chiite fondamentaliste, au point que l'avenir du Liban paraissait sombre et qu'un avenir khomeyniste semblait se profiler pour ce pays sur le court terme. Les Etats-Unis, ainsi que l'Europe, se sont préparés à affronter cet avenir annoncé, dans une sinistrose généralisée. Pendant cette funeste période, deux phénomènes se faisaient jour. Le premier est que le Hezbollah se persuadait qu'il lui fallait penser à l'abandon du système confessionnel, parce que les chrétiens libanais, par émigration essentiellement, se voyaient irrémédiablement confinés à se transformer en minorité (le tiers de la population). Le deuxième est que la population d'essence ainsi que d'obédience chiite devenait, au fil des ans, incontestablement majoritaire au sein de la population. Par conséquent, il paraissait légitime pour cette communauté d'avoir l'ambition de diriger seule un Liban à vocation franchement islamiste à l'iranienne. Gageons que pour Hassan Nasrallah et ses affidés, chrétiens de Aoun et de Frangié compris, ce n'est que partie remise. Pour tout de suite, il ne dirait pas non à un grand gouvernement d'union nationale, mais à la condition expresse que son camp y dispose d'un droit de veto. Curieux procédé si l'on s'en tient à l'orthodoxie de ce qu'on appelle l'Etat de droit démocratique. Sans parler de son diktat, non négociable, de garder l'intégralité de son arsenal et de ses moyens de communication indépendants de l'Etat. Pour notre part, enfin, ce que nous souhaitons à ce pays, qui nous est proche par plus d'un aspect, c'est d'avoir l'avenir qu'il mérite : prospérité, paix ainsi que légalisme égalitaire et laïc, hors de tout confessionnalisme ou communautarisme. Le Liban, tout imprégné qu'il est des valeurs de l'esprit, cette matière renouvelable à l'infini, terreau de tous les renouvellements et de toutes les renaissances - qu'on se rappelle ce qui y a été accompli pour la langue arabe, par exemple - mérite que nous formions pour lui, tous nos vux pour un avenir tissé de tous les bonheurs possibles.