Dans cette chronique j'ai préféré donner la parole à Jean Lacouture, écrivain, biographe et journaliste éminent qui fut controversé chez nous. Un auteur aussi crédible s'adressant à certains de ses compatriotes actuellement désemparés pourrait mieux les éclairer à propos du débat en cours sur le racisme dans leur pays. Quant à moi, je ne prendrai pas la liberté d'intervenir dans cette douloureuse controverse dans ce pays ami dont la culture et beaucoup de penseurs ont toujours été pour nous les adversaires du racisme, et des discriminations de toutes sortes. Dans une enquête publiée par le journal « Le Monde » dans ses éditions du 20 et 23 mars 1970, Jean Lacouture posait la question suivante : « Les Français sont-ils racistes ? », et y répondait par l'affirmative. Cette analyse a provoqué dans l'opinion publique de profonds remous. Le même journal, dans les éditions des 19 et 20 avril de la même année, publiait les réactions de ses lecteurs et les commentait en ces termes : « Nous avons retenu dans cette correspondance, soit des remontrances significatives, soit des suggestions utiles. On constatera que, même parmi les lecteurs du Monde, les tenants de théories tendant à hiérarchiser les races et les partisans d'une politique de ségrégation de fait ne manquent pas. Il s'est même trouvé un correspondant pour nous écrire : « Ce n'est certes pas dans ce journal que je me serais attendu à trouver une enquête de ce genre ». Jean Lacouture exposait les attitudes de certains de ses concitoyens devant les ouvriers nord-africains venus en France travailler dans les usines. Il concluait que la présence de ces étrangers commençait à hanter, la plupart des Français. Il faisait remarquer que « Le racisme n'est plus matière d'exportation, mais produit d'importation..., (depuis qu') avec la décolonisation, nous avons décrété la mobilisation des énergies en Europe et la convocation, sur notre sol, de toutes les forces du travail ». « L'indigène » reste exploité, maintenu aux confins de l'humanité, dans cet univers du gluant, du tordu, du pré-disloqué... (...). Du coup, l'autre est là, non plus pittoresque et singulier, mais multiple et obsédant. Les problèmes qu'il pose ne sont plus d'ethnologie amusante et tropicale, mais de sociologie politique... Il porte innocemment les instruments de l'agressivité. (...). ...il faut apprendre à vivre avec eux, sans qui nous ne pourrions plus vivre ». L'enquête de Jean Lacouture montre bien que, dans cette situation, l'isolement de l'autre est total. Non seulement, il a peu ou presque pas de droits, mais le racisme est peut-être en France « le crime le plus légal... L'étranger porte sur son visage les signes..., de sa culpabilité. L'homme raciste est d'abord un homme mystifié. La lutte antiraciste est d'abord une démystification ». « Le racisme est enraciné dans notre culture, véhiculé par tous les moyens d'information. Une lente épuration des livres de classe s'opère, mais il est difficile de vérifier si les manuels de cours élémentaires continuent à assimiler Afrique précoloniale et barbarie, judaïsme médiéval et exploitation du travail, Monde arabe et rapines... Il est plus appétissant de titrer qu'une gitane a volé un parapluie ou qu'un Arabe a sorti son couteau, que d'écrire qu'il s'agit d'une personne dont aucun témoin n'a gardé d'autre souvenir que celui d'une personne pauvrement vêtue, aux cheveux bruns...». La démystification n'a jamais commencé. Tant que l'énorme pouvoir qu'il détient semble tantôt l'amuser, tantôt l'inquiéter, partout où il errera, l'homme d'aujourd'hui devra concevoir son salut dans l'humilité, dans la confluence, dans « l'acceptation des différences ». Et Jean Lacouture nous ramène, immanquablement à l'éducation, source de tous les espoirs ou de tous les maux. « Rien, (...), ne sera utile tant que les moyens d'éducation, d'information, et de culture, resteront marqués de réflexes xénophobes, imprégnés d'inconsciente discrimination, hantés de phantasmes racistes. C'est à l'école, bien sûr, que tout se décide à travers les manuels, les commentaires des enseignants sur les primitifs de la période précoloniale, sur la bataille de Poitiers (...). Tant qu'on enseignera, (...), que des pavillons noirs aux yeux ridés ont attaqué en traitres nos amiraux et que les corsaires de (Salé) n'avaient rien de commun avec leurs bons confrères de Saint-Malo, il est clair que chaque viol sera imputé à un sidi, (...), chaque attaque à main armée aux descendant de Samory ». Il est clair en tout cas que, tant que les nations resteront, comme l'affirmait Paul Valery, « étrangères les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères..., de croyances... différents, (...), [tant qu'elles] se regarde [ront] entre elles curieusement et anxieusement ..., sont mordues de jalousie..., [et] si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s'entretenir et de se comprendre, l'entretien s'obscurci [ra] et cesse [ra] toujours à un certain point. (...). Il y a, je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée ». Un demi-siècle après la publication des résultats de cette enquête, on ne changerait pas un mot aux propos de Jean Lacouture. Toutefois, il ya ceux des Français qui sont racistes, et ceux qui ne le sont pas, et refusent de l'être. Il y a surtout la France de J.J. Rousseau qui a enseigné à l'humanité que le monde sera un monde de convergences quand « la plus utile et la mieux avancée de toutes les connaissances, celle de l'homme » ne s'acheminera plus vers la négation de l'homme. « Car comment connaitre la source de l'inégalité parmi les hommes si l'on ne commence par les connaître eux-mêmes ? » Si l'on ne commence par se connaitre soi-même ? Socrate l'avait bien enseigné longtemps avant J.J. Rousseau. Il avait repris l'injonction inscrite sur le fronton de l'oracle de Delphes pour en faire son crédo : « Connais-toi toi-même ? »