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«Le Monde» nouveau est arrivé
Publié dans Albayane le 22 - 02 - 2011

Dans sa livraison du jeudi 4 novembre 2010, le Monde a annoncé l'entrée dans son capital de nouveaux investisseurs qui assureront la survie du journal tout en respectant l'indépendance des journalistes.
L'avenir dira ce qu'il en adviendra. Je fais sans doute partie d'un très petit nombre de personnes qui lisent Le Monde depuis 1956. En cette année 1956, les journalistes du Monde avaient l'âge de mes parents. Aujourd'hui, ils ont l'âge de mes enfants. Et pourtant, la même magie opère. Le journal demeure crédible dans sa tâche d'informer et son style, s'il a évolué, n'a pas varié. Etre aussi près que possible de la réalité en toute bonne foi. L'exercice est difficile.
Comment peut-on être à la fois Marocain et lecteur du Monde ? Cette question peut relever de l'histoire des faits économiques et sociaux du Maroc contemporain. Il faut rappeler, qu'à l'indépendance, la jeune élite marocaine disposait pour tout viatique de deux livres, l'un d'Albert Ayache qui traitait d'économie, « Le Maroc, bilan d'une colonisation », publié aux éditions sociales à Paris en 1956, l'an I de l'indépendance ; l'autre, de Jean et Simone Lacouture, intitulé « Le Maroc à l'épreuve, » paru aux Editions du Seuil en 1958. Jean Lacouture était journaliste au Monde. Ces deux livres ont marqué les premiers pas du Maroc indépendant.
La rencontre du journal Le Monde et de son lecteur marocain s'inscrit dans les vicissitudes de cette époque. Le point de départ de cette aventure s'est trouvé dans une mosquée de Salé. En ce jour de 1948, aux fidèles assemblés, un imam a fait l'éloge de Jeanne d'Arc dans un prêche du vendredi. L'imam fut emprisonné. Un tribunal militaire français le condamna à plusieurs années de prison, coupable d'avoir sollicité l'intercession d'une sainte catholique. Louis Massignon en fut révulsé. Il était chrétien et arabisant. Sa thèse sur le mystique Hallaj analysait la complexité des pouvoirs à Bagdad en l'an mil. Massignon alerta la presse française. Le procès de Jeanne d'Arc intéressa les chrétiens de gauche qui s'exprimaient dans la revue Esprit et l'hebdomadaire Témoignage chrétien. Une convergence des idéaux se fit jour. Loin d'être un obstacle, les différences religieuses étaient un dénominateur commun. C'est ainsi qu'en 1953, lorsque Mohammed V fut contraint à l'exil, François Mauriac, qui dirigeait alors Le Figaro littéraire, s'éleva contre cet attentat dans son célèbre bloc-notes et maintint sa pression jusqu'au retour du Roi au Maroc. Il était efficacement secondé par la revue Esprit et l'hebdomadaire Témoignage chrétien. Prix Nobel de littérature, François Mauriac état un prestigieux polémiste. Sa signature a pesé d'un grand poids dans l'indépendance du Maroc. C'est ainsi que les chrétiens de gauche ont porté le nouveau Maroc sur les fonts baptismaux. Il en est resté une commune vision humaniste, une sorte de complicité entre les musulmans libéraux et les chrétiens de gauche. Cette complicité souterraine a culminé avec le discours du pape Jean-Paul II à Casablanca.
Puis François Mauriac a quitté le Figaro littéraire ; c'était en 1955 ; je le lisais alors. Le Monde entra dans ma vie. On disait qu'il était de la gauche chrétienne, le militantisme en moins, le style renfrogné en plus.
Le Maroc était fraîchement indépendant lorsque je me suis mis à lire Le Monde. J'avais tout à apprendre. Le journal m'a fait entrer dans le monde asiatique de Bandoeng avec des articles sur la Chine de Mao et le Vietnam de Ho Chi Minh. Pour le jeune Marocain que j'étais, la conférence de Bandoeng, d'avril 1955, sonnait le glas du colonialisme résiduel. « Cinq hommes et la France », autre livre de Jean Lacouture, illustrait cette époque ; l'auteur faisait le portrait de ceux qui se sont dressés contre le colonialisme français, dont Mohammed V. Ce livre mériterait d'être réédité, car il marque l'époque romantique des indépendances, ô combien instructive aujourd'hui. Pour ma part, je savais que, sans l'indépendance du Maroc, je n'avais aucune chance d'accéder aux études universitaires. On me pardonnera mon égoïsme.
En lisant ce journal, j'ai appris aussi à m'intéresser à la construction européenne, présentée par le journal de façon austère, rébarbative. Ces soucis de charbon et d'acier ne soulevaient guère l'imagination. Je me suis pris d'amour pour les statistiques. Cela m'a poussé aux études économiques. En 1957, Hubert Beuve-Méry, fondateur et directeur du Monde, s'est déplacé à Rabat pour un entretien avec Mohamed V. Cet entretien ne fut jamais publié. Il serait bon de le publier cinquante trois ans après. On connaît très peu la pensée du Roi Mohammed V. Cet entretien permettrait de mieux apprécier les premiers pas du Maroc indépendant. L'Algérie était en guerre et Le Monde se montrait d'une grande prudence. J'enrageais en le lisant. L'indépendance de l'Algérie me paraissait la chose la plus naturelle du monde. Le Monde n'était pas de cet avis. Mais la prudence du Monde était raisonnable ; elle permettait d'approfondir les raisons pour lesquelles l'indépendance était bonne. Le Monde en livrait les instruments d'analyse. Le Monde était un journal qui bridait les excès de la pensée et des émotions. L'œuvre est salutaire et a rendu de grands services. Mais le monde évolue et le journal aussi. Le jour est venu où j'ai cessé de le lire ; les articles sur le Maroc étaient tellement fantaisistes que je me suis mis à douter de la crédibilité de tous les articles. Je n'ai pas lu Le Monde cinq années durant. Puis j'ai appris ses difficultés financières et le changement de direction. Je me suis mis à le relire. Je le lis encore.
Le propre de ce journal, est qu'on pense aussi bien avec lui que contre lui. J'ai pris l'habitude de penser d'après lui pour les sujets, nombreux, que je ne maîtrisais pas. Je cite un exemple extrême : en 1964, le journal publia un entretien avec l'économiste français François Perroux. Celui-ci indiquait qu'en exergue de sa thèse de doctorat, il avait placé ce verset du Coran : « Malheur à ceux qui pèsent à faux poids. » Pour l'économiste, ce verset signifiait que le profit est toujours entaché de quelque duperie, qu'il n'existe pas de juste prix, qu'il est vain de chercher un profit moralement sain. Cette approche de François Perroux a nourri mes réflexions sur le profit jusqu'à ce jour. J'avais pour habitude de découper des articles et de les conserver.
Quelques années auparavant, Le Monde avait publié un article de Jacques Rueff, intitulé « Des canaux pour irriguer le déluge » ; il reprenait les thèmes qu'il avait abordés dans son livre « Le lancinant problème de la balance des paiements. » J'ai été sensibilisé à ce problème au point de lui consacrer ma thèse de doctorat dix ans plus tard. Comme quoi, la lecture de ce journal pouvait influencer durablement le destin d'une personne. Et ce thème de la balance des paiements est toujours d'actualité. Mais, comme disait Karl Marx dans sa « Critique de l'économie politique », « C'est une particularité des nations ayant un développement « historique », au sens de l'école du droit historique, d'oublier constamment leur propre histoire. » A l'instar des pays sous-développé, la mémoire fait défaut aux pays riches. J'ai appris aussi à penser contre le journal. L'exercice est courant. Rappelons quelques exemples illustres. Pascal pensait contre Montaigne et Bossuet contre Pascal ; plus proche de nous, Kant pensait contre Hume et sans doute Sartre contre Aragon.
En toute modestie, je me suis mis à penser contre Le Monde des livres. Il était jadis dirigé par Jacqueline Piatier. Je lisais les rubriques littéraires et j'achetais certains des romans signalés. Tout allait bien. Mais c'est un autre Monde des livres que j'ai trouvé après mon absence de cinq ans. Il encensait des livres que je trouvais d'une grande fadeur, que je trouvais futiles. Sans intérêt. Le Monde des livres me servait toutefois : chaque fois qu'il portait un livre aux nues, je savais que je ne devais pas le lire.
Avec Le Monde des livres, on assistait à la constitution de la « blancheur » littéraire. Des livres écrits par des Blancs pour des Blancs ; ils prennent appui sur la chute du mur de Berlin ; le monde dit libre s'enivre de libertés nouvelles, dont la liberté d'opprimer, au nom de la liberté d'expression, les économiquement faibles, ceux qui ne savent pas s'exprimer… La liberté est belle quand on l'exerce souverainement contre ceux qui ne peuvent pas vous répondre ; les réduire au silence alors qu'ils ne parlent pas ; les insulter alors qu'il ne lisent pas ; qui se révoltent quand la télévision leur renvoie une image grotesque d'eux-mêmes. Mais l'homme blanc se sent intelligent quand il trouve le Noir et l'Arabe bêtes. Car ce Blanc a la liberté de se déplacer, de travailler, d'écrire, de postuler à des postes de responsabilité. Il peut aller en Afghanistan, il sera accueilli en héros. Mais si l'Arabe ou le Noir vont en ce même Afghanistan, ils connaîtront les geôles. Ils ont le même passeport. Mais les différences sociales et historiques deviennent des différences universelles. Tel était ce Monde des livres. Pendant ce temps, Edwy Plenel, journaliste du Monde, officiait sur la chaîne de télévision LCI et présentait le Monde des idées, chaque samedi. Je n'y ai jamais manqué et j'ai lu à peu près tous les livres qui ont été présentés. Je considérais ces moments comme une fête de l'intelligence. Le Monde des idées faisait, pardonnez-moi l'expression, un bras d'honneur au Monde des livres. Et c'est peut-être ce bras d'honneur qui faisait l'équilibre entre les différents courants qui traversaient le journal. Parce qu'il y avait Le Monde des idées, je supportais Le Monde des livres. Des auteurs et des livres présentés par Edwy Plenel, citons, entre autres, « Le rappel à l'ordre », une enquête sur les nouveaux réactionnaires de Daniel Lindenberg ; « Le fascisme en action, » de Robert O. Paxton ou encore « Made in Monde », de Suzanne Berger, sur les nouvelles frontières de l'économie mondiale ; ou encore « Portrait de l'artiste en travailleur », sur les métamorphoses du capitalisme par Pierre-Michel Menger.
Ces entretiens devraient faire l'objet d'une publication tant leur lecture est nécessaire.
Je ne suis pourtant pas un inconditionnel d'Edwy Plenel. Je ne lisais pas ses articles dans Le Monde. Le journalisme d'investigation ne m'intéressait pas. Tout comme je n'ai pas lu l'ouvrage « La face cachée du Monde » qui a mis en émoi la rédaction du journal.
Puis Plenel a quitté le Monde et le Monde des idées est devenu celui des hurlements en faveur de la ligne bleue des Vosges, le talent de Barrès en moins. Les pauvres sont devenus responsables de leur pauvreté et on enturbannait l'étranger de Jérusalem, cher à Charles Maurras, devenu, de nos jours, l'étranger de la plus menaçante et ignorée Afrique. J'ai cessé d'écouter l'émission télévisée. La France postcoloniale se rêve transformée en grosse Algérie française.
Ce qui fait néanmoins le succès de ce journal, c'est l'absence de cohérence idéologique entre les articles. Chacun peut y faire son marché. L'exercice est intéressant ; on peut confronter ses opinions et son savoir avec ceux des autres.
Dans un autre domaine, Le Monde s'est peu intéressé aux politiques de développement initiées et appliquées par les pays pauvres. Dès 1965, Le Monde a pris partie pour le tiers-mondisme le plus brouillon et le plus corrompu. Il n'en est jamais sorti. En foi de quoi, il a méprisé les politiques d'ajustements structurels et les règles du consensus de Washington. Or celles-ci, appliquées, ont permis le succès de pays aussi divers que Taiwan, la Corée du sud, le Brésil ou la Chine. Un autre domaine, encore, celui du fait divers. Le Monde lui a donné ses lettres de noblesse. Certes, l'exercice n'est pas nouveau. Stendhal, parti d'un fait divers, a écrit Le Rouge et Le Noir. Mais le fait divers était aussi celui de la rubrique des chiens écrasés. J'étais trop jeune pour suivre le procès de Gaston Dominici raconté par Jean Giono dans Le Figaro, je crois, en 1954. Mais le crime du curé d'Uruffe, procès suivi par Bertrand Poirot-Delpech en 1958 ou encore le procès du réseau Jeanson en 1960 décrit par Jean-marc Théolleyre sous le titre de « Les porteurs de valises face à leur conscience » sont de la grande littérature. Je remarque qu'à ce jour, les procès suivis font aussi partie de cette grande littérature. La culture, enfin. J'ai toujours lu avec application les pages que le journal consacre au théâtre, au cinéma, à l'opéra, aux musées, aux expositions. Il ne s'agit pas de s'y rendre, cela est impossible quand on habite Casablanca. Mais la lecture de ces pages favorise la rencontre livresque des pièces de théâtre et les dvd permettent de connaître les œuvres produites par l'opéra ou le cinéma. On s'accroche à la culture comme on peut. L'avenir dira ce que le Monde deviendra. Le journal peut-il se permettre le luxe de l'indépendance tout en s'inclinant devant les tristes contraintes de la gestion d'une entreprise ? Pour être saine, une gestion demande des compromis avec les petites humiliations, les petites lâchetés, les profits inavouables. En ces temps de mondialisation, les entreprises ont une espérance de vie limitée. Et si la méthode de recapitalisation du journal réussit, les lecteurs devront un grand merci aux capitalistes mécènes qui se sont engagés dans un pari très risqué. Car, pour le lecteur, Le Monde est une drogue. En définitive, Le Monde est au service de la France ; il présente, de la France, un visage agréable, dans le droit fil du discours de Rivarol sur l'universalité de la langue française.


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