C'est une de ces purges implacables dont Recept Tayyip Erdogan s'est fait une spécialité depuis qu'il est au pouvoir. Plus de cinq cents officiers de police limogés, la Brigade financière décapitée. La vindicte du Premier ministre turc s'est abattue sur les enquêteurs qui avaient dévoilé un scandale de corruption et conduit trois ministres, des poids lourds du gouvernement à démissionner. Evidemment, on ne reproche pas à la police de faire son métier. La Turquie reste un Etat de droit. Mais la hiérarchie s'étant gardée d'informer l'exécutif de l'enquête en cours, Erdogan crie à la conspiration, au coup monté de l'étranger, à la manœuvre de déstabilisation. Cela ressemble à une habitude. En dénonçant des complots militaires et en mobilisant les couches populaires, Erdogan a jeté des centaines d'officiers derrière les barreaux, brisé la caste de l'Etat-major qui se croyait gardienne de la laïcité et mis l'armée au pas. Il a fait à peu près la même chose avec la magistrature, autre foyer de résistance à l'islamisation de la société. L'été dernier, il avait accusé la foule des opposants qui manifestaient place Taksim d'être le jouet de l'étranger. L'affaire en cours est d'une autre nature. C'est une guerre d'influence qui se joue à l'intérieur du camp islamo-conservateur. Rien à voir donc avec la rivalité entre frères musulmans et salafistes qui agitent les mosquées et les studios télé dans d'autres pays arabes mais un phénomène proprement turc, la lutte de deux tendances de nationaux-islamistes. Elle met à jour une secte qui préfère agir dans l'ombre, appelée « Hizmet » qui veut dire « service » ou plus simplement du nom de son fondateur, Gülen. Il professe une version pro-occidentale de l'islamisme sunnite. Elle donne la priorité à l'usage de la Raison, incarnant une sorte d'Islam des Lumières. Le mouvement Gulen a essaimé à travers le monde, ouvrant 500 écoles dans plus d'une centaine de pays. Elles s'appellent « Harmonie et Concept » ou « Lights Academy » ou « Collège des Lumières ». Rien qu'aux Etats-Unis où le fondateur du mouvement s'est exilé à la fin de la décennie 90, on en compte plus d'une centaine. On y professe la culture turque et le dialogue entre les monothéismes. On y applique un système d'entrisme et la conquête des élites. Le système éducatif se double d'un empire médiatique, bien présent en Turquie avec notamment le premier quotidien du pays et de relais dans le monde patronal. C'est le principal relais de l'influence turque en Asie centrale, sur la côte africaine de l'océan indien et le lobby le plus puissant du pays en Occident, à travers chambres de commerce et instituts de recherches. On l'a accusé d'être le cheval de Troie de l'Amérique en Turquie. Quand il a quitté la Turquie, Gülen partageait avec son allié Erdogan, des idées arrêtées sur l'ouverture à l'Europe, l'avènement de la démocratie, le primat de la modernité, une politique d'influence au Moyen-Orient, etc. Les « printemps arabes » ont cristallisé les tendances contraires au sein du parti AKP. Erdogan a appuyé Morsi et les rebelles en Syrie, quand les « gülenistes » rejetaient tout retour en arrière avec les Frères, les salafistes ou les Chiites. Le mouvement Gülen étant puissant dans la police et la magistrature, Erdogan voit sa main dans les ennuis judiciaires de ses ministres. D'où la purge et la dénonciation d'un complot étranger... Les élections présidentielles, les premières au suffrage universel, à l'été prochain vont aiguiser encore cette lutte sourde, en famille, au sommet. Elle s'annonce décisive pour l'avenir de la Turquie