Le scandale de corruption, qui secoue depuis décembre dernier la scène politique en Turquie, semble s'inscrire dans la durée, après que le gouvernement du Parti de la Justice et de Développement (AKP- issu de la mouvance islamiste) a déclaré la guerre à son propre système judiciaire, qui a bafoué le principe de l'indépendance de la justice et nourri le sentiment d'»instabilité» et d'»insécurité» dans le pays. Le gouvernement du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, fragilisé par ce scandale politico-financier, semble placer dans sa ligne de mire l'une des principales institutions judiciaires du pays, le Haut conseil des juges et procureurs (HSKY), qui avait dénoncé ouvertement les «pressions» politiques sur les magistrats dans le cadre de l'enquête sur cette affaire de corruption. Ces accusations d'intimidation et d'ingérence dans les affaires de la justice, qui émanent aussi bien de magistrats que de l'opposition politique, ont fortement terni l'image d'Erdogan et de son Parti, qui ont fondé leur réputation, tout au long des 12 années à la tête du pouvoir en Turquie, sur les valeurs de la probité, de l'équité et de la justice. Mais les autorités turques semblent n'y pas prêter beaucoup d'attention et persistent dans leur voie visant à maîtriser un appareil de l'Etat qu'elles considèrent sous l'emprise du mouvement de Fethullah Gulen, accusé être derrière le déclenchement de ce scandale de corruption. Le HSKY, qui a annoncé sa volonté d'enquêter sur les «pressions» et intimidations exercées sur les magistrats chargés de ce dossier, s'est vu vite confronté à une loi limitant ses pouvoirs, dont le projet a été «déposé mardi soir au parlement par l'AKP» qui n'aura aucune difficulté à le faire passer vu la majorité confortable dont il dispose, selon les médias turcs. Le nouveau ministre de la Justice, Bekir Bozdag, un homme de confiance d'Erdogan, est venu ajouter sa pierre à l'édifice en déclarant qu'il s'opposerait à l'enquête du HSKY dans un défi flagrant à l'indépendance de l'injustice. Plusieurs titres de la presse locale n'hésitent pas à critiquer cette ingérence dans les affaires de la justice, estimant qu'»Erdogan offre l'instabilité» aux Turcs en agissant de la sorte. «Avec les mesures prises actuellement par la classe politique, qui rappellent la période de la fin des années 1990, la Turquie se dirige non seulement vers le chaos, mais vers une profonde instabilité», écrit un éditorialiste du quotidien +Today's Zaman+, qui estime que les 12 années de gloires de l'AKP sont maintenant «terminées'» et que la mission d'Erdogan et de son Parti, pour mener à bien le changement en Turquie, a «échoué». L'opposition politique, représentée essentiellement par le Parti républicain du peuple (CHP), a également dénoncé ces attaques contre les magistrats et ce bafouage de l'indépendance de la justice en Turquie. Pour sa part, Erodgan, qui semble ne pas accorder trop d'intérêt à ces critiques et accusations, a fait ressortir, dès le début, son argumentaire préféré, celui du «complot», accusant des «organisations illégales drapées dans les habits de l'Etat» d'être à l'origine de ce scandale, dans une allusion au mouvement Gulen, ce prédicateur islamique turc en exil aux Etats-Unis, à la tête d'une influente confrérie appelée «Hizmet» (service). Les deux parties, autrefois alliés, se sont engagées dans une guerre fratricide sur fond de la décision des autorités turques de supprimer les «Dershane», ces écoles privées de soutien scolaire qui constituent une manne financière importante pour le mouvement Gulen, qui revendique des millions d'adeptes et des relais importants dans la justice et la police. Erdogan semble saisir l'occasion de ce scandale et de ce divorce, désormais consommé avec le mouvement Gulen, pour «nettoyer» essentiellement ces deux administrations. Le bras de fer avec la justice s'inscrit dans ce cadre, tout comme la vague de purge dans les rangs de la hiérarchie policière, entamée dès le déclenchement de l'affaire ayant concerné près de 1.000 officiers à travers la Turquie, selon les médias turcs. L'opération la plus importante a eu lieu mardi avec le limogeage, d'un seul coup, de plus de 350 responsables sécuritaires rien que dans la Capitale Ankara, un coup de balai qui s'est poursuivi ce mercredi par le remerciement de 16 préfets de police, dont le chef-adjoint de la sûreté nationale, dans plusieurs villes comme Ankara, d'Izmir (ouest), d'Antalya (sud) et de Diyarbakir (sud-est). Cet entêtement des autorités turques et leur réaction vis-à-vis de l'enquête ont inquiété l'Union européenne, qui a appelé une enquête «transparente et impartiale» dans le cadre de cette affaire de corruption, déclenchée le 17 décembre dernier après la rafle surprise menée par les forces de police sur demande de la justice à Istanbul et à Ankara, et qui a concerné une cinquantaine de personnes dont les fils des ministres de l'Intérieur, de l'Economie et de l'Environnement, un maire municipal (AKP), le PDG de la banque publique Halkbank et les patrons de plusieurs mastodontes de construction. Les conséquences de ce qui constitue désormais la plus grande affaire de corruption de l'histoire de l'AKP ne se sont pas fait attendre. Sur le plan politique, les trois ministres, dont les fils ont été incarcérés dans cette affaire, ont démissionné, avant qu'Erdogan ne se voie obliger de procéder à un large remaniement ministériel, qui a concerné près de la moitié des portefeuilles dont les plus importants sont ceux de la Justice et de l'Intérieur. Le scandale a provoqué également une hémorragie dans l'AK-Parti suite à la démission de plusieurs membres influents dont d'anciens ministres et des députés. Sur le plan économique, la livre turque (TL), qui a été sérieusement affectée par ce scandale politico-financier, a poursuivi son enlisement. Elle a touché lundi un nouveau record historique à la baisse face au dollar et à l'euro, s'échangeant à 2,19 TL pour un dollar et à 2,98 TL pour un euro. Sur le plan officiel, les autorités turques ne cachent plus l'impact économique négatif de cette affaire de corruption. Le vice-premier ministre, porte-parole du gouvernement, Bulent Arinç, avait estimé à plus de 100 milliards de dollars les pertes de l'économie turque suite à ce scandale.