Son regard vide est perdu dans la dérision. En regardant en face d'elle, elle batifole dans ses pensées, que Dieu seul sait, dans le monde qu'elle s'est créé. Lalla Zoubida, la belle femme de 72 ans que la tradition devrait en faire son égérie, tient le bout de sa takchita bleue et la considère minutieusement en se dandinant avant de lancer à sa fille : «je viens de finir la «sfifa» de cette tenue. Elle m'a pris deux mois de travail acharné». La dame arbore un sourire de satisfaction, se lève fièrement, arrange sa ceinture fassie et interpelle son conjoint « Sidi El Ghali, réveille-toi ! Je veux le mouton de l'Aid aujourd'hui ! Les voisins ont en tous pris sauf nous. Cherches-tu ma honte ?». En vérité, la réalité est toute autre : la takchita de lalla Zoubida date de plus de dix ans, sidi El Ghali est décédé depuis des décennies et la fête du sacrifice vient de passer il n'y a même pas un mois. Cette bonne femme à l'allure affinée souffre d'Alzheimer, la maladie qui touche le tissu cérébral et entraîne la perte progressive et irréversible des fonctions mentales. « Au Maroc, où il n'y a jamais eu de chiffres épidémiologiques, cette maladie génétique qui attaque les sujets âgés évolue dans l'ombre mais gagne du terrain avec une ampleur surprenante. Toujours méconnue et sous-médicalisée, elle est souvent prise pour de simples symptômes de vieillesse alors que le trouble dévaste la personne et lui ronge la mémoire jusque-là intacte» remarque Maria Benabdeljalil, professeur au service de neurologie à l'hôpital des spécialités de Rabat. Au fil du temps, les résidus ne suffisent plus à assurer un bon suivi mental et mènent ainsi au fond du gouffre. «Tu oublies souvent ? C'est le cas de tout le monde ne t'inquiète pas, tu n'as rien à craindre !» se plaisent à répéter des personnes que la bêtise humaine a mis sous sa houlette. Un diagnostic précoce de la maladie l'empêcherait justement de détruire rapidement le tissu cérébral : Alzheimer a désormais des médicaments qui freinent son évolution et qui agissent également sur le psycho comportement, contrairement à la situation d'il y a vingt ans. Le hic est le manque de neurologues au Maroc ce qui rend la tâche encore plus pénible. La maladie se propage, ravage et transforme les existences en mirage. Selon des estimations basées sur la situation démographique et l'espérance de vie, près de 75 000 personnes seront atteintes de la maladie d'Alzheimer au Maroc d'ici 2020 même si aucun chiffre officiel n'a jamais été révélé. Le Maroc est dans le rouge et ce ne sont pas les cas déjà nombreux qui diront le contraire. Les pouvoirs publics font du silence leur allié et mettent la négligence au service de la maladie toujours incurable. Si le taux de consultation reste encore très faible, une bonne partie des Marocains en ont le secret : pour eux, c'est la maladie de l'hallucination («Al Khorf»). Mr Alzheimer n'a qu'à aller se rhabiller, les Marocains ont tiré leur diagnostic et n'ont guère besoin de ses analyses et de ses études. La maladie d'Alzheimer n'est pas diagnostiquée grâce aux analyses du sang. C'est un ensemble d'arguments et de bilans dont les résultats devraient être négatifs. Sa première phase est l'oubli de choses ou d'événements récents mais en gardant malgré tout d'anciens souvenirs ancrés depuis des lustres. Il est bien préférable de consulter le médecin à ce stade-là afin de limiter la décadence dont les symptômes apparaissent comme des champignons. L'anxiété et la dépression accompagnent cette première étape où le patient se rend encore compte de son état de santé qui commence à se détériorer. Quand les troubles du comportement deviennent plus fréquents, couplés d'une perte de mémoire qui commence à remonter le temps avec une amnésie plus sérieuse, le patient perd son autonomie : il ne sait plus s'habiller, manger, pratiquer normalement son quotidien mais dès qu'il atteint le stade final de la maladie, la vigilance est de mise. Il perd son savoir-faire, ne reconnait plus personne, ne sait plus comment fermer un bouton, ne sait plus marcher et ne sait plus parler. La phase grabataire est celle où le malade reste alité. Et c'est là que les dèmes et les escarres pullulent dans le corps faisant obligatoirement appel aux services des kinésithérapeutes L'entourage ou l'épreuve de l'enfer On est au service de neurologie A à l'hôpital des Spécialités de Rabat. Un brouhaha de hammam domine les lieux où des centaines de têtes inquiètes sont noyées. La salle d'attente où l'attente se fait sérieusement sentir accueille des va-et-vient d'ici et là et la mélancolie est bien maître de ses moindres coins. Souad, jeune femme d'une trentaine d'années, arrive d'un pas nonchalant, fatigue oblige. Les traits de son visage reflètent le martyre qu'elle subit au quotidien. Son mal être est apparent mais sa volonté est de fer. Cette femme élancée est venue voir l'association Maroc Alzheimer. Créée en 2005, elle apporte une aide aux familles des malades. Elle défend bec et ongles sa cause et n'est pas prête à laisser tomber l'affaire. Composée de trois médecins neurologues et quatre membres de familles de malades, elle cherche à mettre Alzheimer sous les feux des projecteurs, avertir la société du danger de cette maladie en faisant de l'information sa devise. L'association organise des espaces de rencontre où l'échange d'expériences reste le mot d'ordre accompagné d'explications des différents stades de la maladie. Elle a également organisé des sessions de formation pour des aides-soignantes afin d'en élaborer une liste et la proposer aux familles de malades. Souad décrit l'état de son père de 76 ans, rongé par la maladie et arrivé à un stade très avancé. «Cela fait quatre années que l'état de mon père se détériore. Actuellement, je commence à me sentir incapable de le prendre en charge avec toutes les difficultés que cela représente. J'ai dû mettre un trait sur ma vie, laissé tomber mon travail et je suis restée à la maison à plein temps. Je prends mon mal en patience mais je n'en peux plus. Ce n'est pas évident de voir mon père, le militaire d'antan, se comporter comme un enfant, nous accuser de lui avoir volé son argent, accuser ma pauvre mère de tromperie et halluciner à longueur de journée». C'est déjà très difficile. «L'autre soir, il n'a pas arrêté de gesticuler après avoir vu dans notre salon, selon lui, celui qui allait demander la main de ma mère. Et vu sa condition physique toujours bonne, il se leva hâtivement, prit un couteau et commença à donner des coups dans l'air». Le danger de la maladie est donc évident. Les larmes l'arrêtèrent mais elle continua «Alzheimer a détruit tout la famille. Aucune prise en charge, aucune aide, aucune reconnaissance de la maladie. On en souffre et nos vieux encore plus. Le comportement de mon père change d'une minute à l'autre. Au début, il souffrait de légers oublis qu'il ne prenait jamais en considération. Et dire qu'Alzheimer ravageait déjà son cerveau ». Souad ne s'est pas mariée, a du enterrer toutes ses ambitions et mettre de côté sa vie afin de s'occuper de son père. Ses frères, quant à eux, n'ont rien changé au cours de leur existence. «Notre société a malheureusement toujours l'idée de la fille qui doit se sacrifier pour se charger du proche touché par la maladie. C'est toujours ainsi : c'est soit la fille, la nièce ou encore la belle-fille qui prend tout le boulot à sa charge comme si c'était une évidence » ajoute le professeur Benbdeljalil. Le diagnostic précoce est de mise et l'amnésie n'est pas à négliger. C'est très sérieux