Bien sûr que nous voudrions que, chez nous au Maroc, il soit possible de faire largement nôtre le vu du philosophe allemand Friedrich Hegel, qui voulait que «la lecture du journal,(soit) la prière réfléchie du matin». Malheureusement, il semble qu'en cette époque (après cinquante et quelques années d'indépendance retrouvée et dix ans de nouveau règne), ce ne peut être qu'un vu pieux, un objectif aux couleurs utopiques. Pour que le journal, marocain s'entend, ait l'insigne et terrible honneur de ressembler, peu ou prou, à une prière quotidienne laïque, il faudrait du temps et moult efforts déterminés et ininterrompus. Nous avons fait des avancées consistantes. C'est indéniable, surtout si l'on se réfère à ce qu'était la situation de la presse, de l'expression et de la communication au temps du Protectorat français. Mais, loin de nous l'idée qu'entre fin 1955 et aujourd'hui début 2009 tout s'est déroulé comme coulerait un long fleuve tranquille. Si l'on jette un coup d'il rétrospectif sur l'histoire de notre presse au Maroc- je ne dis pas marocaine, à dessein- on s'aperçoit qu'elle a eu un itinéraire en montagnes russes. Dans les dernières années du dix-neuvième siècle, les quelques titres, qui paraissaient dans le nord, principalement à Tanger, étaient assez rudimentaires dans leurs formes et ne reflétaient la plupart du temps que les positions des Etats européens qui les commanditaient. Il est prouvé que la cour chérifienne les lisait régulièrement - à défaut de journaux domestiques - et ne se privait pas d'élever des protestations quant aux contenus de leurs articles, considérés souvent comme des atteintes à l'intégrité de l'autorité de la dynastie et de l'Etat-makhzen. L'installation formelle de la colonisation, après le Traité de Fès du 30 mars 1912, entraîna fatalement la naissance d'une presse au service de la Résidence générale de Rabat, qui était, bien entendu, aux ordres et ne songeait qu'à refléter, avec un style grandiloquent et plein de boursouflures, «le bouleversement bienvenu» apporté par la France protectrice. Une presse proprement dite «nationale» commença à éclore dès le début des années trente, indifféremment en langue arabe ou en langues étrangères (française dans la zone française au sud, espagnole dans tout le territoire contrôlé par Madrid). Cette presse se voulait foncièrement militante et était donc en butte à la censure, souvent préalable du Protectorat, sauf pendant de très courtes périodes où le contrôle de l'autorité se faisait plus lâche, à cause du libéralisme de tel ou tel résident général. Il est possible d'appeler cette étape : la préhistoire de la presse marocaine A côté de ces feuilles fragiles et quelquefois éphémères, prospéraient des titres, français principalement, qui appartenaient à de puissants groupes capitalistes, hérauts de la colonisation européenne. Contrairement à toute logique d'émancipation, la plupart de ces titres survivront au départ des Français et des Espagnols. Avant même que le Maroc ne devienne officiellement indépendant le 2 mars 1956, une presse nationale s'installa. Dans ces feuilles fortement politisées, éditées sous le signe du verbe libéré, le lecteur ne cherchait qu'un renforcement d'opinions partisanes. Les responsabilités et les signatures étaient célèbres, sinon prestigieuses : des leaders, des dirigeants qui avaient pour noms Allal El Fassi, Mehdi Ben Barka, Mohamed Belhassan Ouazzani, Mahjoub Ben Seddik, Abdelhadi Boutaleb, Ahmed Balafrej, Abdallah Ibrahim, Ahmed Bensouda, Mekki Naciri, Abderrahim Bouabid ... Cette floraison de journaux et de publications n'étaient concurrencés alors par aucune télévision. La liberté d'écrire et de s'exprimer n'était pas un problème en ce temps-là. Aucune transgression notable n'imposait sa nécessité, car on baignait, sous le règne du roi Mohammed V, dans un climat (lénifiant) marqué une espèce de bonhomie politique de bon aloi. La presse, qui a eu son jour de gloire en novembre 1958 avec la promulgation du «Code des libertés publiques», vivotait sans trop susciter de soucis existentiels fondamentaux. La disparition subite de Mohammed V et l'élévation sur le Trône de son fils ne fit pas croire longtemps que cette dévolution du pouvoir suprême pouvait indiquer que le Maroc échappait à la solution de continuité. Très rapidement, en moins de deux années, le nouveau roi imprima un durcissement du régime à l'égard de la liberté d'expression et travailla, d'une façon musclée et méthodique à juguler la presse dans ses différentes manifestations. Des journaux comme «Tahrir», «L'Avant-Garde», «Ar-Raïy Al-Aâm», «Démocratie» ou «Hayat Achaâb», qui jusqu'alors, ne mâchaient pas leurs mots et appelaient, plus que crûment, un chat un chat, usaient de formules à l'emporte-pièce, plus près de l'invective que de l'euphémisme. Au pas de charge, il fut mis un holà à tout ce qu'on considérait comme un charivari irrespectueux, insolent, inconséquent, anarchique et irresponsable. La censure fut installée avec tous les rouages tatillons, vétilleux et bornés qu'elle suppose. La censure sans fard a donc sévi à partir de 1963. Elle était exercée par la police puis le ministère de l'Information, jusqu'à son abolition au lendemain de la Marche Verte, c'est-à-dire en 1976. Un long calvaire semblait finir, mais la presse ne voyait pas le bout du tunnel de la répression de la liberté d'expression. Le roi défunt devait mettre un bémol à sa ligne traditionnelle autocratique pour l'atténuer et la mener précautionneusement vers plus de souplesse libérale. Les premiers signaux, émis spectaculairement par le nouveau souverain Mohammed VI dès ses premiers mois de règne, il y a dix ans, auguraient, en revanche, d'une franche inflexion dans le sens de la volonté de démocratisation réelle du pays. Les forces vives et progressistes voyaient dans cette démarche royale, le prélude d'une courageuse mise en route et en forme d'un système définitif, essentiellement nourri d'une sève prometteuse démocratique, dont la clef de voûte serait la liberté d'expression. Mais, qu'en est-il vraiment, lorsque l'observateur prend soin d'y regarder de plus près ?