Plus de quarante Marocains ont réalisé leur « rêve jihadiste ». Ces jeunes ont rejoint le nouveau « front du jihad mondial » : la Syrie. Dans leur majorité, ces jihadistes sont issus du Nord du Maroc. Tétouan, Fnideq et l'enclave occupée de Sebta sont de véritables zones d'exportation du jihad en terre syrienne. L'Observateur du Maroc reconstitue le puzzle de cette filière. Un vent doux souffle sur la côte de Fnideq. La Méditerranée est bleue, calme et ne fait pas de vagues. La ville de 60.000 habitants se remet de ses émotions. Elle vient d'être secouée par l'arrestation de douze habitants accusés d'appartenir à « une cellule terroriste d'embrigadement pour la Syrie ». La BNPJ à Castillejos Dans la nuit du 19 janvier, des équipes de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ) débarquent à Castillejos (nom espagnol de Fnideq). De bon matin, vers 4h, les hommes de Abdelhak Khayyam, frappent à la porte de neuf maisons de la ville. Ils procèdent à l'arrestation de neuf suspects. Cette opération « coup de poing » se déroule sans dérapages. Aucune des personnes arrêtées n'opposera une résistance lors de son interpellation. H. E. K, 22 ans, commerçant au marché Ben Omar à Fnideq, est une des personnes arrêtées. Son frère nous replonge dans le « film » de son interpellation : « A l'arrivée des huit membres de la police, mon frère dormait. Ils ont demandé la permission de fouiller dans ses affaires et ils n'ont rien trouvé. Ils étaient courtois et très bien renseignés sur notre famille ». Il clame l'innocense de son frère. Le lendemain, la BNBJ procède à l'arrestation de trois autres personnes dans le cadre de la même enquête. La ville a peur. Et c'est motus et bouche cousue pour les salafistes de Castillejos. Les Souk de Ben Omar et Massira El Khadra à Fnideq sont prisés par les clients pour leurs produits de contrebande qui proviennent en grande quantité de Sebta. Entre business et petits trafics, des commerçants ont fait de ces marchés leur terrain de chasse pour la filière jihadiste en Syrie. Des sergents recruteurs ayant pignons sur rue officient depuis une année pour le compte d'une nébuleuse bien organisée. « Je connais plusieurs personnes qui sont parties pour la Syrie », nous murmure un salafiste, commerçant parmi les autres commerçants du marché. Il assure avoir pris ses distances de ce réseau. « Je n'approuve pas cette démarche car ceux qui partent loin laissent ici derrière-eux des familles », argumente notre interlocuteur. Fébrile, cet homme met un terme rapidement à notre discussion. Dans le milieu salafiste, la question des jihadistes qui se rendent en Syrie est abordée avec précaution. Un des chefs de file de ce courant accepte malgré tout de nous parler : « Chez les salafistes, le jihad est une obligation religieuse comme la prière ou le pèlerinage. Dès le début de la répression du régime d'Assad, des salafistes au Maroc ont commencé à envisager d'aller combattre en Syrie. Début 2012, les choses se sont précisées ». Pour cet homme, il ne comprend pas la position officielle marocaine qui « interdit aux jeunes d'aller combattre alors que le Royaume soutient l'opposition qui fait face au régime de Damas ». Au marché de Ben Omar, nous sommes vite repérés par les salafistes de Fnideq. Le chef de file de cette mouvance est un ex-détenu dans une affaire de terrorisme. Celui-ci donne ses ordres pour que les familles et les amis des jihadistes en Syrie gardent le silence. Après le dernier coup de filet de la BNPJ, l'heure est grave. Les deux marchés de la ville font l'objet d'une surveillance rapprochée de la part des services de renseignements. La filière lingerie fine De mars 2012 jusqu'à aujourd'hui, le marché de Ben Omar a exporté vers la Syrie plusieurs jihadistes. Fouad Salhi, 28 ans et son grand frère sont parmi eux. Le périple de ces deux commerçants, propriétaires d'un magasin de lingerie fine, commence début 2012. C'est l'aîné qui part le premier. Il est rejoint en mars par Fouad, qui laisse derrière lui sa femme et ses deux enfants. Deux jours avant son départ, il informe sa famille qu'il voyage à Al Houceima. Le lendemain, il les appelle de Casablanca pour les informer qu'il part en Syrie. Le frère de Fouad refuse de parler du voyage de ces frères. Ce sujet le met hors de lui. Peu après le départ des frères Salhi, ces derniers sont rejoints par d'autres commerçants de Ben Omar dont Abdelaziz Haddad et Abdelaziz Al Mahdani. Ce dernier a étudié jusqu'à la deuxième année du collège. Aujourd'hui âgé de 27 ans, il est marié et père de deux enfants. Il résidait dans le quartier Rass Loutta dont sont issue plusieurs des ses « frères ». Il quitte le Maroc en mars 2012 destination la Turquie, laissant sa femme enceinte. Lui aussi informe sa famille qu'il a un petit déplacement à Casablanca. En réalité, son déplacement se révèlera beaucoup plus « grand ». Au deuxième étage du marché Ben Omar, nous retrouvons le père d'Abdelaziz dans le magasin de son fils. Plongé dans la lecture du Coran, cet homme âgé à la barbe blanche semble totalement désintéressé de son commerce. « Depuis le départ de mon fils, il nous a appelés deux fois pour nous dire qu'il se porte bien », nous révèle Al Mahdani. Mais à la question de savoir si son rejeton est bien en Syrie, il botte en touche. « Je ne sais pas s'il est en Syrie ou ailleurs, personne ne sait vraiment où il se trouve actuellement », rectifie-t-il. Pourtant, le nom de ce commerçant a été plusieurs fois cité par les services de renseignements dans l'affaire de djihadistes marocains partis en Syrie. On le présente même comme étant l'un des chefs opérationnels sur le front syrien. Un commerçant, qui a requis l'anonymat, a côtoyé ces jeunes avant leur départ vers la Syrie. « Tout le souk ne parle que de ce sujet. Du jour au lendemain, l'un d'entre eux fermait boutique puis quelques jours plus tard on a appris qu'il est arrivé en Syrie pour combattre », nous confie ce jeune. Réunis le jour dans la mosquée du marché et le soir dans les quartiers de Brarek et Rass Loutta, les candidats au jihad fournissent leurs armes idéologiques grâce aux enregistrements vidéos de groupes jihadistes syriens tels Jabha anoussra, Ahrar cham, Liwaâ Tawhid et Fajr al islam. Avec un modus opérandi bien rôdé, durant des mois, cette filière a pu recruter, embrigader et envoyer pour le jihad en Syrie plusieurs jeunes marocains issus de Fnideq et Tétouan. La découverte de ce stratagème a été le fruit du...hasard. Grand coup de filet Nous sommes en avril 2012, un homme se présente à une agence de voyage à Tétouan. Il réserve deux billets pour un vol aller Casa-Istanbul au nom de Hicham et Mohamed Assrih. Trois semaines plus tard, la même personne achète deux billets retour pour d'autres personnes. Un mois après, il acquiert un billet aller pour Istanbul. Ces achats mettent la puce à l'oreille du personnel de l'agence. L'un d'eux contacte les Renseignements généraux (RG) de Tétouan pour les avertir. A partir de ce moment, l'enquête sur la filière de recrutement pour la Syrie démarre. La police de Tétouan demande la liste des hommes ayant réservés des billets pour la Turquie. Un listing des personnes suspectes est établi. La filière est surveillée de près, avant qu'un événement inattendu ne vienne précipiter les choses. Le 20 août 2012, le réseau Anssar al moujahidine, une des nombreuses agences de presse de la galaxie jihadiste, publie une vidéo de 8 min et 40 secondes. Sur cette vidéo, on voit un jeune homme lire son testament avant de « devenir martyr » dans un attentat suicide contre l'armée syrienne à Neirab, proche de Idlib. Ce kamikaze de 32 ans s'appelle Rachid Ouahbi. C'est un taximan à Sebta. Bien connu des services de renseignements espagnols et marocains, il évitait de rentrer au Maroc de crainte de se faire arrêter. Il a rejoint la Syrie en compagnie des Marocains Mohamed El Ayachi et Mohamed Abdeslam. Son « coming out » tragique confirme la présence de la filière de l'autre côté de la frontière, spécialement autour de la mosquée Ould al Hamra, située dans le quartier chaud d'El Principe Alfonso dans l'enclave occupée. La machine policière se met alors en branle pour un démantèlement rapide de la filière marocaine. Le 16 août, la BNPJ arrête Mhamed Ouled Omar. Lui aussi est un commerçant au marché Ben Omar. Des sources à Fnideq le décrivent comme « radical » et « peu sociable ». Il est présenté comme la plaque tournante de cette filière. À la même période, la police de l'Aéroport Mohammed V à Casablanca accueille un revenant de la Syrie. Il s'agit de Mohamed Yassine Chaîri, une des pièces maîtresses dans ce puzzle. Le 26 novembre, la BNPJ réalise une autre grosse prise. La police de l'Aéroport Mohammed V intercepte le salafiste tangérois Redouane Tabet. Ce vendeur ambulant dans le quartier tangérois de Béni Makada se défend. Il assure s'être déplacé en Turquie « pour acheter de la marchandise ». Tabet, un des leaders des salafistes de la ville du Détroit, n'est pas à sa première tentative pour rejoindre un front du Jihad. Il y a quelques années, il a essayé de rejoindre les rangs d'Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI), avant d'être arrêté par les autorités algériennes et transféré au Maroc. Il a purgé deux ans de prison dans le cadre de cette affaire. Les procès de ces trois suspects ainsi que celui des membres de la cellule récemment démantelée devraient livrer encore plus de détails sur cette filière. En attendant, nombre de Marocains continuent de rejoindre le « front du jihad » en Syrie à partir de Sebta. D'autres, déçus par leur périple jihadiste demeurent en Turquie. Ils attendent que les choses se calment pour revenir au Maroc sans être cueillis par les services.z