Spécialité clé dans cette lutte sans merci contre Covid-19, l'anesthésie réanimation reste le parent pauvre de la médecine dans notre pays. En plus de la flagrante pénurie des ressources humaines, médecins et infirmiers sont au bord du burn out. Ils croulent sous le poids de la lourde charge de travail doublée d'un dangereux flou légal. Le point Par Hayat Kamal Idrissi 700 médecins anesthésistes réanimateurs et 1800 infirmiers anesthésistes seulement pour prodiguer des soins spécifiques à 35 millions de Marocains. Des chiffres qui en disent long sur le grand déficit en ressources humaines qualifiées en cette spécialité particulière, tous secteurs confondus (public, privé, militaire et universitaire). « Si l'OMS recommande 6 médecins anesthésistes par 100.000 habitants, et 2 infirmiers par 5 patients en réanimation, la réalité est tout autre dans nos hôpitaux surtout publics », nous affirme d'emblée Abelilah Asaissi, président de l'Association marocaine des infirmiers anesthésistes réanimateurs (AMIAR).
Spécialité non attractive
Hautement sollicités pour des interventions de différentes spécialités, les anesthésistes réanimateurs qu'ils soient médecins ou infirmiers, ont vu la charge de leur travail décuplée en cette crise sanitaire. « On était déjà en sous effectif avant la pandémie. Covid-19 est venu dévoiler la grande pénurie et accentuer davantage le déficit », commente Dr Mohyeddine Zarouf, Secrétaire général du secteur public de la Fédération nationale des anesthésistes réanimateurs ( FNAR). Le redéploiement des rares éléments dans le cadre du renforcement des unités et secteurs Covid-19 « chauds » à Casablanca, Tanger et Rabat a davantage aggravé la situation. « Il y a actuellement des hôpitaux provinciaux et périphériques sans médecins réanimateurs, par exemple celui de Benslimane, Khmis Zmamra et Chefchouen », affirme le président de l'AMIAR.
« Mais Covid-19 ou pas Covid-19 la pénurie a toujours été là. C'est une spécialité « chaude », à gros risques avec un grand stress car engageant une lourde responsabilité et sollicitée sur plusieurs sites en même temps. Les doctorants en médecine sont de plus en rares à la choisir », analyse Dr Zarouf pour expliquer le nombre restreint de ses collègues. Même argumentaire pour les infirmiers. « C'est une spécialité difficile qui requière une très bonne moyenne au Baccalauréat (17 à 18 ) avec un cursus assez dur. Du coup les postulants sont rares » ajoute pour sa part Asaissi.
Flou légal
Spécialité ardue qui manque d'attractivité, l'anesthésie réanimation est d'autant moins alléchante car le champ de ses interventions est très large « avec en surcroit l'exposition à beaucoup de problèmes spécifiquement ceux légaux », regrette Said Radwani, infirmier anesthésiste et activiste syndical à l'UMT. Un point crucial qui fait d'ailleurs l'objet d'un grand débat et de plusieurs réclamations auprès du ministère de la santé. Le flou légal entourant la pratique de cette spécialité surtout pour les infirmiers devient un sujet de grande controverse. « L'article 6 de la loi 43-13 relative à l'exercice des professions infirmières stipule qu'un infirmier anesthésiste ne peut pratiquer une intervention que sous la supervision d'un médecin anesthésiste réanimateur. La loi est claire la dessus sauf que dans la réalité, il en est autrement », note Asaissi. Explication ? Dans les blocs de nos hôpitaux, cette condition n'est pas toujours « réalisable ». « Beaucoup d'hôpitaux n'ont pas de médecins réanimateurs. Ceux qui ont la chance d'en avoir, n'en ont pas en nombre suffisant : Un ou deux au maximum. Avec le système de garde et d'astreinte et la surcharge de travail, ce n'est pas toujours possible d'avoir un médecin 24/24h sur les différents sites », argumente Dr Zarouf. « C'est justement là que l'infirmier anesthésiste est confronté à un sacré dilemme : intervient ou intervient pas ! », explique le président de l'AMIAR. « Surtout dans les cas urgents. Si la loi nous interdit d'intervenir sans la supervision d'un médecin, les administrations des hôpitaux, elles, nous obligent à pratiquer des anesthésies sans leur présence via des notes de service », ajoute-t-il. D'après ce dernier, les infirmiers ont pu s'adapter au grand déficit et aux conditions de travail « hors normes », mais « Point de bricolage dans ce cas de figure. On ne peut pas se risquer dans des manœuvres qui peuvent impliquer des poursuites judiciaires en cas de pépin ou de graves complications », note pour sa part Radwani. Ce dernier évoque plusieurs cas d'infirmiers ayant été suspendus de leurs fonctions car respectant la loi et refusant d'intervenir sans la supervision d'un médecin. « L'infirmier est entre le marteau et l'enclume. Soit il intervient à ses risques et périls en risquant d'être poursuivi par le code pénal si complication il y a, soit il refuse et il est soumis au conseil disciplinaire et suspendu de ses fonctions pour non assistance à une personne en danger », décortique Asaissi. « Une véritable aberration vu le grand besoin de toutes les compétences ! », s'insurge le médecin réanimateur.
Imbroglio
Une flagrante contradiction et un imbroglio légal qui déstabilisent les infirmiers et les met devant un sacré dilemme... « Ceci dans un total désintérêt de la part de la tutelle, malgré nos différentes correspondances et réclamations pour régler cette problématique et protéger légalement les infirmiers anesthésistes », déplore le représentant de l'AMIAR. Pour l'activiste de l'UMT, la solution doit être radicale en cessant de « fantasmer théoriquement » et en adaptant la loi à la réalité.
En des termes plus clairs : « Le ministère doit délivrer les décrets organisationnels spécifiant les missions de l'infirmier anesthésiste surtout en l'absence d'un médecin superviseur afin de le protéger légalement. Ceci au lieu des « innovations » administratives », réclame Asaissi. Ce dernier évoque aussi le volet formation continue, valorisation des compétences et le changement de statut pour un meilleur rendu sur le terrain. Une solution qui permettra, selon lui, aux 1800 infirmiers anesthésistes de pratiquer leur métier en toute conformité avec la loi, et sans cette épée de Damoclès suspendue en permanence au dessus de leur tête.
Pas de relève ?
Du côté des médecins, la problématique prend des dimensions existentielles. De plus en plus boudée, la spécialité serait en voie d'extinction. « Surtout dans le secteur public. Un bon nombre de doctorants ayant choisi la spécialité optent pour le système « non contractuel » au cours de leur cursus spécialisé et désertent ainsi le secteur public après la fin de leurs études », explique Dr Moyeddine Zerouf. Résultat ? « D'ici quelques années, il n'y aura pas de relève. Ca commence déjà. Et c'est un problème épineux que le ministère a sur les bras et doit absolument gérer avant qu'il ne soit trop tard », alerte le secrétaire général de la FNAR. Son appel sera-t-il entendu ? A suivre.