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«Jeunessé pas»
Publié dans Le temps le 18 - 07 - 2011

Quand deux journalistes plongent dans le monde de l'apolitisme urbain, ils en reviennent blêmes.
«NoubirAmaoui, vous savez, le syndicaliste bourru qui a dit non à la constitution ? EtAbdellatifMenouni, le sage, celui-là même qui a réuni un parterre de dix-neuf experts triés sur le volet, oui, celui qui a mitonné la Constitution en concertation avec les forces vives de notre nation, vous devez certainement connaître, ah si si, vous devez connaître, non ?» Tant de questions restées sans réponse. En lisant Le Matin du lundi dernier, nous avons eu un réflexe somme toute banal. Puisque le journal francophone le plus lu du royaume a jugé bon publier un billet sur ceux qui ignorent tout de la Constitution, nous allions faire de même. Sauf que l'angle choisi par Le Matin étant celui des éboueurs, chauffeurs de taxi, concierges, nous options pour celui de l'élite. Nous avons donc secoué nos vieux os pour infiltrer les viviers élitistes de la capitale économique. Oui, nous avons écumé les coins les plus «in» de Casablanca pour mesurer l'intérêt que porte notre jeunesse dorée à la chose politique. Premier stop, L'Urban, un troquet dans lequel on joue du trip hop accéléré et où la San Miguel est facturée 55 DH. Qu'à cela ne tienne, nous avons payé. Faire du journalisme d'immersion a un prix, nous nous en sommes acquittés. L'ambiance est morose. Quelques adolescentes drapées de bouts de tissus microscopiques improvisent une danse lascive sur Judas, le dernier tube de Lady Gaga. Nous nous approchons d'elles. Vous voterez quoi au référendum ? L'une d'elles se retourne brusquement. Son regard, un mélange de surprise et de dégoût. Nous nous présentons. Journalistes au Temps, lourdés d'une mission délicate : sonder les classes favorisées quant à la réforme constitutionnelle. «Oui, j'en ai entendu parler», décoche l'adolescente dont la lèvre inférieure est fendue par un piercing. «Mais bon, braille-t-elle pour masquer la voix haute perchée de Gaga (Judas, Judaaaas), ça m'dit rien en fait !». Bien, une réponse plus élaborée aurait relevé du miracle. Pour une première tentative, ce n'était déjà pas si mal.
«Oui, nous voterons oui »
Optimiste, nous nous dirigeons ensuite vers un jeune homme accoudé au bar. Propret, jeans et marcel, musculature apparente, il sirote une Vodka Red Bull. Selon vous, dans quelle mesure cette nouvelle Constitution pourrait accélérer notre transition vers la démocratie ? Pas vraiment désarçonné, il nous détaille, et, marquant une pause, pendant laquelle il vide son verre, il lâche : «Bof, ça me saoule grave leur truc, moi j'ai rien demandé quoi ! J'vis bien, chui bien merde !». Nous n'en retirerons pas davantage. Conclusion : l'Urban n'étant pas clément en matière de réponses, nous décidons de changer de faune.
Nous sommes à «L'Annexe», repère de quinquas chasseurs de Happy hour. Afin de nous fondre dans le décor, nous commandons des Mojitos et exécutons des pas de danse. La musique est une mixture d'Eurodance et de Mainstream US. Sur la piste, à force de persistance, nous engageons la conversation avec une clique d'ENCGistes. Elles ont entre 20 et 24 ans, semblent assez vives. Nous nous présentons, elles acceptent d'écouter nos questions. Avez-vous l'intention de voter oui au référendum ? Petite hésitation. Les étudiantes échangent des regards et, entre deux ricanements, confient : «Oui, nous voterons oui à la nouvelle Constitution». Nous renaissons. Enfin, du répondant ! Une jeunesse informée, engagée, la panacée. Enhardis par ces prémices encourageantes, nous osons. Si vous deviez résumer cette Constitution à une seule mesure, laquelle serait-elle ? Nous trépignons d'impatience à l'idée de cultiver un débat sur, que sait-on, l'officialisation de l'amazighe, ou mieux, la liberté de conscience. Les enceintes crachent le dernier tube de la starlette jetable roumaine, Inna. All the people tonightttt, put your hand in the sky…
«Naaaaaan, je vote naaaann»
Clignements des yeux et froncements des sourcils. Nos futures lauréates de Settat semblent fébriles. Nous réitérons notre question. Une sorte de gêne s'installe. Nous insistons. Une blonde décolorée au charmant minois se lance : «Moi, je pense que c'est super de viser le progrès économique». Ahem ! Nous expliquons brièvement que le progrès économique ne peut être un droit opposable et constitutionnalisé. Nous interrompant, l'une d'elle renchérit : «Oui oui, ç'est une orientation macroéconomique». Tout à fait, c'est bien cela. La croissance économique relève d'une stratégie gouvernementale. Nous hasardons un ultime essai. Pensez-vous que les partis seront à la hauteur de la Constitution ? A l'unisson, elles s'écrient : «Non !». Et pourquoi donc ? «Parce que ce sont des corrompus et des ignorants.» Un exemple? «Eh bien, les islamistes, ils disent tout et n'importe quoi !» Découragés, nous battons en retraite mais non sans poser une dernière question, pour la route. Comment s'appelle le ministre de l'Economie et des Finances ? Coupure interminable et puis : «Moncef Belkhayat».
Nos pérégrinations nocturnes nous ont appris que le responsable politique le plus connu des jeunes est effectivement le ministre de la Jeunesse et des Sports. Sa sortie controversée à propos des jeunes du 20 février l'a en quelque sorte catalogué. On aime lui tailler des costards, critiquer sa compétence, ou pire, houspiller son intelligence. Il y a moins d'un mois pourtant, une enquête d'opinion diligentée par son cabinet, montrait que 65 % des jeunes de moins de 35 ans estimaient que la classe politique ne méritait pas de gouverner. Nous sommes, hélas, en passe de vérifier cet amer constat. Prochaine étape, un haut lieu de l' éclat' casablancaise : «L'Armstrong». Le coin date sévère, une quinzaine d'année au compteur, pourtant, c'est toujours l'antre officiel du gotha Nayda. A l'entrée, des physionomistes stéréotypés nous agrippent par la chemise : «C'est réservé». Deux cent dirhams plus tard, nous pénétrons. Le pub est bondé et sent bon le cocktail mini-jupe/Kératine. Il est déjà deux heures du matin. Le propriétaire de l'établissement, un baba cool hirsute, s'excite sur un tam-tam. Autour de lui, une flopée de chanteuses canadiennes remuent leur chair. Nous nous frayons un chemin vers le bar. Un couple se bécote. Les corps sont soudés, les mains baladeuses et mutines. Désolé de vous interrompre, nous sommes journalistes…Bla bla…Oui ou non à la Constitution ? Hurlons-nous pour couvrir l'insupportable ramdam du tam-tam. «Ouais, ouais, j'ai vu ça sur Facebook», maugrée le mec. La copine, pompette, bondit. «Naaaaaan, je vote naaaann». Pourquoi donc ? interrogeons-nous. «Parce que, putain qu'c'est chiant vot'machin». Nous abandonnons l'enquête. Visiblement, ni les franges défavorisées, (l'article du Matin le prouve) ni les milieux aisés ne semblent accrochés par le débat politique du moment. Que subsiste-il donc ? La classe moyenne. Peut être, mais celle-ci représente-elle une masse critique capable de donner un cachet de légitimité au scrutin prochain ? Sur 13 millions d'inscrits aux listes électorales, seulement 2 millions se sont déplacés pour retirer leur carte. Ceci est un fait plutôt inquiétant. Qu'on l'accepte ou pas, la Constitution est une donnée tangible. Elle est le produit d'un effort collégial. Partis, syndicats, société civile ont planché dessus pendant trois mois. A ce trio ne manque plus que la sanctification du peuple. Comprend-il l'enjeu? Dix jours de matraquage télévisuel suffiront-ils à lui en inoculer le sens ? Nous aimerions y croire, oublier notre incursion nocturne dans la jungle bourgeoise apolitique et y croire. Hélas des bribes de phrases continuent à nous vriller les oreilles… «Parce que c'est chiant vot'machin...»
Réda Dalil


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