Il se racontait que sur 10 millions de Tunisiens, sept millions travaillaient pour le compte de la police secrète de Benali. Une historiette comme il en existe des dizaines. Pendant vingt-trois ans, sous cape, on glosait sur les travers d'une présidence quasi-de droit divin. L'autoritarisme, le luxe, les dérives oligarchiques de Zine el-Abidine Benali se colportaient de bouches cousues en bouches cousues. La mainmise du pouvoir sur les affaires les plus juteuses du pays. Cette manière qu'avait le «père de la nation» d'affranchir du foncier patrimoniale pour le revendre, plus-values à la clef aux opérateurs privés. Son ingérence arbitraire dans le capital des banques, des compagnies d'assurances, des fleurons industriels les plus porteurs. Le petit peuple s'en faisait prétexte à tailler le bout de gras, à soupirer en attendant des jours meilleurs. Puis vint l'étincelle. Un épiphénomène insolite certes, mais somme toute banal. Dix-sept décembre, Mohamed Bouaziz, modeste vendeur ambulant de 26 ans, pose un acte fondateur. Il s'immole par le feu, poussé en cela par une profonde désespérance. Son injustice : une confiscation de sa marchandise par la police. L'acte choque. L'effet domino s'enclenche. C'est une population chauffée à blanc qui déroule sa rage dans les rues d'une carte postale : Sidi Bouzid. Des manifestations éclatent, on s'insurge pêle-mêle contre la vie chère, le chômage et l'inexistence d'un ascenseur social. Un deuxième jeune Houcine Nejji, se donne mort en se jetant sur des fils de hautes tensions. Dans la nuit de Noël, les forces de l'ordre dérapent. Ils tirent à balles réelles sur un rassemblement de 2000 personnes. Un gamin de 18 ans tombe, il ne se relèvera plus. Dès lors, la fronde se métastase. Souk Jedid, Menzel Bouzayane, Meknassi, Regueb, Kairouan, Sfax et Tunis. Il faudra que le pays s'installe dans un chaos généralisé pour que Benali s'exprime enfin. Son discours est musclé. Il hurle à l'instrumentalisation, taxe les émeutiers de terroristes. En coulisse, il remanie. Le secrétaire général de la municipalité de Sidi Bouszid saute, il est suivi par le ministre de la Jeunesse. Sur le terrain, les corps de métiers s'organisent. Journalistes et avocats défilent. Ils seront à leur tour rudoyé pas la police. A ce stade, Benali se sait perdu. Par conséquent, il dépoussière la boîte à promesse. Trois cent mille emplois, prise en charge des catégories les plus démunies. La duperie est grossière. A Thala, Kasserine et Regueb, quatorze citoyens tombent, canardés par les forces de police. La colère du peuple, mise en branle, aucune machine arrière n'est plus possible. Les marches funèbres se multiplient, les écoles et universités ferment l'une après les autres. La diaspora Tunisienne se démène, médias à l'appui, pour accélérer le cours des choses. « Quelque chose s'est dressée qui ne descendra plus» disait Ségolène Royal. Tunis est touchée. Entre échauffourées et ruées populaires, la mort dresse son bilan : 8 civils. Au milieu de la débandade générale, l'incivisme germe. Pillages et agressions se muent en norme. Benali, apeuré, emperle les professions de foi. Internet libre, réformes tous azimuts et surtout, surtout, départ définitif en 2014. Rien n'y fait, le soir même, le sang coule : 15 morts de plus. Il fallait une apothéose. Le 14 janvier en sera l'incarnation. Plus de 5000 personnes se bousculent sur l'artère principale de la capitale. Devant le ministère de l'Intérieur, on donne un ultime coup de semonce. Déluge de balles réelles et tsunami de gaz lacrymogènes. Dans la foulée, Sfax et Sousse s'enflamment. Ben Ali se fait une raison. Il fuit. Le clan Benali et le gang Trabelsi C'est à l'aune d'une révolution comme celle des Tunisiens que l'on mesure l'espace de liberté dont nous jouissons, nous autres Marocains. Ce modèle économique tunisien si efficace, si intelligent n'a pas tenu. Peu diversifié (tourisme, textile…), s'appuyant lourdement sur l'Union Européenne, il privilégiait une main-d'œuvre peu qualifiée. Or, ayant fixé son cap de croissance sur l'éducation des Tunisiens, le modèle, démographie dynamique aidant, a produit une population jeune, hautement formée mais en parfaite inadéquation avec le marché de l'emploi. Selon le Los Angeles Times, sur les dix dernières années, la proportion de demandeurs d'emploi possédant un Bac+4 est passée de 20 % de la population active à plus de 55 % en 2009. Benali, défenseur vieillot d'un développement par l'industrie, a négligé des gisements de d'emploi à forte valeur ajoutée, nouvelles technologies, business intelligence, etc. Pis, lorsque les soubassements d'une stratégie économique incertaine ne sont qu'opacité et clientélisme, il n'existe plus d'issue. Flottant comme au dessus de la mêlée économique, la première dame de Tunisie, Leila Trabelsi, flanqué d'une fratrie de dix, s'est arrogé le privilège de saigner tout secteur promettant une croissance à deux chiffres. Tout y passe : télécoms, banques, grande distribution. Le clan levait une dîme, un impôt supplémentaire sur l'économie du pays. Baignant dans le lucre le plus obscène, elle arrachait, accumulait, thésaurisait sur le sang et la sueur d'un peuple. A l'aube de sa déchéance, elle aura un dernier sursaut de vénalité : retirer 1,5 tonne de lingots d'or de la Banque Centrale avant de s'envoler pour Dubaï. On ne se refait pas. La volte-face des amis En marge de la révolution du Jasmin, un pays ami, a dévoilé une face honteuse : la France. Benali, le vieil ami déchu, devient soudain le despote pestiféré que l'on adore détester. Cédant à l'excitation générale, la ministre des Affaires étrangères Michèlle Alliot-Marie libère une spontanéité forgée par des années de Françafrique. Outrée qu'un peuple maghrébin veuille arracher sa liberté du joug d'un autocrate, elle se propose d'aider le pouvoir en place à maintenir l'ordre. On ne pouvait pas rêver meilleur aveu de la vision qu'a l'Occident du monde arabe. Une horde de sanguins inaptes à vivre en démocratie. Cette vision simpliste de MAM a trop fait de mal au peuple arabe. Il est en résumé stipulé que pour faire rempart à l'islamisme, tout pays arabe est censé être dirigé par une dictature. Et si d'aventure cette dictature use de dirigisme économique pour développer son pays, c'est tant mieux. Le pouvoir français s'est accommodé d'une mise au pas du peuple tunisiens pendant 23 ans. En 2008, alors en visite officielle chez l'allié Benali, le président Nicolas Sarkozy s'était fendu d'un grotesque satisfecit : «Aujourd'hui, l'espace des libertés progresse, ce sont des signes encourageants que je veux saluer». Et d'ajouter : « Je ne vois pas au nom de quoi je me permettrais, dans ce pays, de m'ériger en donneur de leçons». La démagogie qui ruisselle du discours présidentiel n'aura d'égal que les contrats engrangés, dans la foulée, par Airbus et Alstom. Deux ans plus tard, le même président refuse l'hospitalité à son champion des libertés qui progressent. Mélange de volte-face, de valses idéologiques, la France et ses élites ont démontré une méconnaissance inouïe du Maghreb. Editorialistes, chroniqueurs, rédacteurs, il semblerait qu'en France, on se soit passé le mot pour angler sur «la contagion maghrébine». Partout, on fit des amalgames. Tous les jours, on se pose la question : A quand le tour de l'Algérie ? et celui du Maroc viendra-t-il un jour ? A coups de comparaisons fumeuses, on fait des bouleversements tunisiens ceux d'une région. Passons sur l'Algérie, la situation y est connue et déplorée : des généraux, un président fantoche, 55 milliards de dollars d'avoirs, du gaz naturel et du pétrole et un peuple affamé : la république bananière. Par contre, lorsque la presse française ose mettre le Maroc dans le même sac, il y a des vérités qu'il s'agit de rappeler. D'abord la Révolution du Jasmin a déjà eu lieu chez nous. C'est l'accession au trône de Mohammed VI. De fait, la sévérité du régime Benalien s'apparente davantage à nos années de plombs. Deuxièmement, l'orientation résolument sociale du monarque, INDH, projets structurants, régionalisation, offshoring, désenclavement du Nord, libéralisation de l'économie, tourisme, politique énergétique. Tout ceci concourt a contrario du modèle tunisien à créer des opportunités d'emploi pour des jeunes de mieux en mieux formés. Quid alors du jeu politique ? Si l'on est révulsés de l'immaturité de nos parlementaires, chefs de parti, maires, conseillers communaux ; si les guéguerres partisanes PAM/PJD ou encore PAM/Istiqllal, si les combines électoralistes, les passe-droits, les propos diffamatoires, les guerres des mots, les colères indignées des uns et des autres, si la transhumance et l'absentéisme des députés nous horripile, il n'en reste pas moins - et c'est un fait- qu'il existe bel et bien un jeu et un enjeu politiques dans ce pays. Mieux, coulé dans le moule de l'adhésion historique, le rapport du peuple à l'Etat et à ses valeurs, est inamovible. Preuve en est l'incroyable expression de patriotisme qu'à démontrée la Marche de Casablanca : trois millions d'âmes unies au diapason de notre intégrité territoriale. Sous la présidence de Benali, la Tunisie n'eut pour unique pluralisme que le dogmatisme libertaire du RCD tout-puissant, parti d'un président élu à 99,54 %. Il n'y a pas photo. Ne pas regarder dans le rétroviseur La Tunisie est donc aujourd'hui un pays à reconstruire. A quoi ressemblera l'après-Benali ? Politiquement, la création d'un gouvernement d'Unité nationale est un premier pas. Il faudra composer avec des ex-proches de Benali. Reconstruire ne signifie pas faire table rase de tout élément humain ayant servi le despote. Entreprendre une chasse aux sorcières analogue à celle menée contre les pivots du parti Bath en Irak a donné les résultats qu'on connaît. Il faudra adopter une approche consensuelle. Charles De Gaulle, au lendemain de la deuxième guerre, ne s'est pas lancé dans une traque infertile aux collabos et François Mitterrand avait un passé trouble teinté de pétainisme. Le gouvernement d'Unité nationale élaboré par l'ancien Premier ministre de Benali, Mohamed Ghannouchi s'est ouvert à trois opposants du régime, mais a judicieusement, nous le croyons, reconduit les ministres de l'Intérieur, de la Défense, des Affaires étrangères et des Finances. Sa décision fait grincer des dents. Néanmoins, la démocratie naissante a besoin de compétences. Il s'élèvera toujours un intellectuel ou un blogueur pour réclamer la tête d'un ex-RDC, mais le pragmatisme politique veut que l'on passe l'éponge sur le passé. Un nouveau étend ses rais de lumière sur la Tunisie, pays de révolution mais avant tout, pays de paix et de …Jasmin. Réda Dalil (Le Temps)