My Hafid Elalamy s'est prêté avec grâce au jeu des question-réponse. Portrait-interview. Y'a-t-il un zeste d'humanité chez les puissants que l'on côtoie par papier glacé interposé ? Respirent-ils comme nous ? Présentent-ils une part d'ombre ? Souffrent-ils de soucis mineurs ? Une rupture, la disparition d'un proche, la jalousie d'un entourage, la trahison d'un ami intime … ? Ces questions et d'autres semblent glisser sur ces «winners» que l'on aime tant détester. Pouvoir, réussite, esthétisme, l'art d'être là où il le faut quand il le faut. Quand tout vous réussit, quand aucun revers de médaille ne vient dénaturer votre parcours, que ressentez-vous ? Quels rêves, quel esprit combatif, quel acharnement vous rendent matinal, rasé de près, impeccablement habillé, d'humeur stable ? Réussir, tel n'est pas l'apanage du plus grand nombre. Réussir brillamment, dépasser les attentes les plus folles. Dans cette stratosphère de l'accomplissement, peu de personnalités se meuvent. L'une d'elle, a accepté d'en dire un peu plus. Moulay Hafid Elalamy. MHA. Dans la grisaille d'une matinée pluvieuse, assis dans l'antichambre cossue de son quartier général sise Boulevard Zerktouni, Moulay Hafid Elalamy parle, comme peut-être jamais il ne l'a fait. Une grande baie vitrée protégée par des stores américains, laisse échapper de faibles rais de lumière. Le visage de l'oncle SAHAM s'illumine. Passé les quelques politesses d'usage, le personnage entame une radioscopie. «Pour être tout à fait honnête, nous confie-t-il, j'ai pensé très fort à mes parents pendant que sonnait la cloche de la Bourse.» Sa première réponse était plus protocolaire. «Le couronnement d'un travail d'équipe, des nuits blanches, un effort surhumain et continu.» A gratter la carapace d'un homme endurci par la sauvagerie de l'écosystème médiatique, on tombe sur de l'humain, du vrai… de l'incertain. Le périple canadien Son enfance marrakchie confine à ce calme provincial si bien décrit par Maupassant dans «Une vie». Benjamin d'une grande fratrie (trois frères et une sœur), il tire de cette singularité le sentiment de l'enfant élu, polarisant l'attention et l'affection de ses parents. Le père est banquier. Il inculque probité et rectitude à ses enfants, des valeurs trempées dans l'acier. Le petit Moulay Hafid s'imbibe de la morale paternelle. Il en tirera une philosophie fondatrice. «Point de réussite sans un socle inamovible de valeurs, répétera-t-il tout au long de l'entretien. «Pour réussir, il faut faire des choix et s'en tenir, ne jamais vaciller !». Des choix, il en fera très tôt. Sous les préaux du lycée Victor Hugo, tandis que ses camarades postulent en masse vers les facs françaises, il brise le déterminisme estudiantin en choisissant le Canada sur sa mappemonde. «Bizarrement, je n'ai jamais voulu être un mouton de Panurge, s'amuse-t-il, je me suis envolé vers le Canada, pays lointain et inconnu à l'époque.» Qualifier le pays de l'érable de lointain et d'inconnu en 1978 est un euphémisme. Atterrissant à l'aéroport de Montréal, l'ado Moulay Hafid actionne un réflexe de base : prendre le train en direction de Sherbrooke, ville abritant son futur campus. «Mon premier choc !» Or, prendre le train dans une culture où la voiture individuelle est la clé de voûte de tout déplacement humain vous vaut un trajet de 5 heures pour une distance d'à peine 130 Km. «J'ai embarqué dans l'unique compartiment destiné à des passagers «humains», le reste n'était que cargo.» Arrivé à Sherbrooke, il prend ses marques. Dans un climat polaire, le jeune méridional puise une chaleur nostalgique dans le travail et «Tout ce qui pouvait me rappeler le Maroc, musique, informations, petits rassemblements avec la diaspora». L'éloignement suscite un nationalisme exacerbé. Moulay Hafid se sent investi d'une mission : démontrer à ses camarades canadiens qu'un jeune marocain au nom exotique était capable de génie. La suite, un manuel d'excellence à l'usage de jeune aspirant universitaire. Il y a d'abord le choix d'une branche. Ca sera l'informatique. «Il me fallait quelque chose de complexe, une discipline qui m'opposerait une résistance intellectuelle, je voulais me dépasser.» Hormis le besoin d'aiguiser ses facultés empiriques, l'adolescent a flairé le filon. A l'époque, les systèmes d'information vivaient leur âge de pierre. Pascal et Cobol régnaient en maître et l'unique vertu de l'informatisation résidait dans l'éradication de la paperasse en entreprise. Qu'à cela ne tienne, Moulay Hafid saisit le défi à bras-le-corps. Son dynamisme lui offre deux opportunités. La première : l'enseignement. «A 22 ans, on me demande de donner des cours aux Freshmen (premières années)». Un prof en vacances, une baraka, une aubaine. «J'initiais mes copains aux rouages d'algorithmes complexes le jour, et le soir venu, on sortait.» L'interlude pédagogique lui apprend à faire le tri entre vie professionnelle et vie privée. La dichotomie le suivra toujours. La seconde opportunité : un poste de conseiller auprès du ministre des Finances canadien. C'est là que, pour la première fois, on lui demandera d'améliorer un process. «J'avais comme mission d'informatiser la chaine papier du ministère. De la bureautique avant-gardiste en somme !». On l'enverra se former en Californie. Ni Steve Jobs, ni Bill Gates n'avait alors marqué de leurs inventions le flux d'informations organisationnelles. Par conséquent, il a fallu inventer des voies. «J'ai créé un petit dispositif très sympa qui a permis d'accélérer les courroies de transmission administratives.» Précocité intellectuelle et précocité hiérarchique vont de pair. Fait inouï dans le pedigree de MHA : il n'émarge jamais dans un contrat d'embauche sans se hisser, en moins de quelques années, au sommet de la firme qui le recrute. «C'est une conjonction, admet-il, du travail, un peu de chance, mais surtout cette capacité de se saisir d'une opportunité». Lors d'un «job fair» (foire du recrutement), organisé par sa fac, il réalise un sans-faute. La machine du destin se met en branle. MHA se rappelle d'un stage dans une compagnie d'assurances. «On m'avait affecté à l'informatisation du courrier. Un jour, j'ai eu la spontanéité de m'interroger sur la signification du mot «avenant». La dame qui l'encadre s'empressera de souligner l'ignorance du bleu à son supérieur. «Elle était sidérée par ma question.» L'épisode attisera comme un début de passion. L'amour de la complexité chevillé au corps, MHA fera un choix : maîtriser le domaine des assurances. Il tranche. Ce sera la compagnie Saint-Meurice. Très vite, le néophyte marocain dissèque un nouveau jargon : garantie, prime, sinistre, réserve technique, actuariat... Sa capacité de travail fascine le directoire. Plus qu'un collectionneur de nuits blanches travaillées, MHA étonne par ses propositions. Il remodèle, réorganise, motive et, cerise sur le gâteau, arrache une promotion foudroyante. Un autre groupe d'assurances, Solidarité-Unique, le repère et en fait son vice-président. Retour aux vieilles amours Au Canada, il fait froid. Globalement, on travaille pour se réchauffer et comme les températures frisent le zéro à longueur d'année, on s'active tout le temps. Seulement une semaine de congé par an. Justement, MHA profite de cette courte pause pour rentrer au pays. Il ne reviendra plus à Montréal. Robert Assaraf, alors DG du groupe ONA, le harponne littéralement. La proposition est trop alléchante. Moulay Hafid présidera aux destinées de la Compagnie africaine des assurances (CAA), entité appartenant au holding. Reprend alors le cycle de l'ascension hiérarchique. Moins d'un an plus tard, on le retrouvera au Secrétariat général de l'ONA. Le vieil adage «la chance sourit aux audacieux» pourrait être la devise Moulay Hafid Elalamy. Diplôme d'ingénieur en système d'informations, beau parcours canadien sanctionné par un solide retour au Maroc, situation professionnelle on ne peut plus enviable. Mais voilà, dans les confins de son esprit, les flammes d'un désir se mettent à crépiter. «Lorsque j'étais étudiant, avec trois amis, nous avons monté une start-up». Trois Québécois et un Marocain se mettent en tête de révolutionner les logiciels de traitement de texte. Vingt Macintosh, dix-neuf secrétaires et un gros client insolvable plus tard, l'affaire coule. L'échec, pourtant cuisant, n'a pas pour effet de décourager Moulay Hafid. A peine en tire-t-il une maxime. «Cela m'a appris à ne jamais mettre tout mes œufs dans le même panier.» Pourrait-on y voir une explication à sa gourmandise tous azimuts d'aujourd'hui ? Quoi qu'il en soit, Mister Elalamy s'étonne d'une curieuse occurrence : «Dans cette affaire, mes deux partenaires les plus portés sur le risque ont fini salariés, les deux autres, les plus prudents sont devenus entrepreneurs.». MHA ronge son frein. Au confort de l'ONA, il préférera l'aventure personnelle. Oh bien sûr, la presse spéculera sur une mésentente avec le fraîchement nommé DG, Gilles Denistry. On le dira chauvin, rétif à l'idée de brainstormer sur l'avenir d'un fleuron national avec un… frenchy. La réalité, trop banale, ne stimule pas les tabloïds. En fait, MHA détecte une opportunité, celle de renouer avec ses vieilles amours : les assurances. Parmi la foultitude de filiales que compte l'Omnium, il jette son dévolu sur un cabinet de courtage poussiéreux : Agma. Fouad Filali, alors président du groupe ONA, lui propose une participation dans le cabinet. C'est le début d'une épopée. MHA a enfin les coudées franches. Du courtier à la ramasse, il fera un bolide trempé à l'efficience anglo-saxonne. Libéré du carcan hiérarchique, Moulay Hafid restructure plus vite que son ombre. Quelque chose a remué dans son ADN, une injonction dormante, une sorte de legs. «Mon grand-père maternel était entrepreneur. Il importait et commercialisait de grosses cylindrées américaines.» Du patriarche, il n'hérite pas seulement la fièvre des affaires. Un autre type de transmission s'opère. «Il était très en avance sur son époque, se passionnait pour l'équitation et fut, en son temps, le premier pilote privée du royaume.» C'est donc de cet aïeul que MHA tire son avant-gardisme, cette pulsion à la fois créatrice et destructrice. AGMA explose et absorbe Lahlou-Tazi et le SIA. A partir de ce moment, la boulimie Elalamyenne s'emballe. Il fallait se donner de solides assises financières. Aussi, les sirènes de la Bourse se feront-elles harmonieuses. Peut-être un peu trop bruyantes selon certains. MHA introduit AGMA en Bourse. Le syndicat de placement fixe la valeur du cours à 425 DH, une flambée s'ensuit, l'action vaudra bientôt 1025 DH induisant une mousson de plus-values. Elalamy est officiellement un homme riche. C'est à cette époque que le landerneau médiatico-politique le compare à Bernard Tapie. On l'a d'abord léché, on commence à le lâcher. Lorsqu'il décide de céder ses parts à l'ONA, 16 % à 1050 DH, soit 10 % de moins que la cotation du jour et sans prime de contrôle, on le lynche. Des allégations de manipulation de cours lui planent dessus, on crie à l'insider trading. Lui, arguera mordicus que les transactions se sont faites dans la transparence la plus totale. Rien n'y fait, la vindicte journalistique le souille. «En fait, révèle-t-il, j'ai développé cette affaire, je l'ai introduite en Bourse, il y a eu une envolée extraordinaire des cours, derrière j'ai souhaité vendre, point barre.» Alors, où est le problème ? «Le problème, dit-il, c'est l'anachronisme de l'opération.» Mais encore ! «A l'époque, il régnait un complexe, une sorte de tabou autour de l'argent, plus spécifiquement autour du fait d'en gagner autant.» Vrai, l'Agmagate s'est produite avant l'Addohamania. On concevait mal qu'un homme puisse, en un tour de main, engranger plus de 125 millions de dirhams. «Aujourd'hui, remarque MHA, des gains de cet ampleur, il s'en réalise au moins dix par jour.» Las, le mal est fait. Marqué du sceau de la disgrâce opportuniste, MHA s'éclipse. Il souffle, prend le temps de la réflexion, fourbit ses armes et, sans vagues, il crée SAHAM. Dix ans plus tard, l'entreprise devient un empire. Dans l'intervalle, il monte les premiers call-centers, souffle la CNIA au nez et à la barbe de la BP, absorbe Essaada, s'octroie l'usine de médicaments du géant Glaxo Smithkline Beecham. Travailleur infatigable, il accumule les casquettes. Comment fait-il pour jongler entre autant de responsabilités ? «De l'organisation», décoche-t-il simplement. A la tête de la CGEM (Confédération générale des entreprises du Maroc), il collectionnera trois mandats pour ensuite, passer à autre chose. «Trop de travail», expliquera-t-il. Ses nombreux détracteurs lui reprochent un amour aveugle du lucre. En gros, il se dit qu'aucune espèce de fidélité ne l'anime. L'homme qui chausse du MADEX n'aurait guère de métier. Le fric pour le fric serait son essence, son seul but. Phone assistance, Bigdil, Issaf assistance, Cap-info, Les Echos. Du grand écart néolibéral. Lui définit sa vision. «En fait, j'ai trois métiers organiques, trois axes névralgiques de développement, trois Core business : les assurances, l'Offshoring et les médicaments.» Quid du reste ? «Du business !». Voilà tout est dit, l'homme n'est pas si dispersé. «Comprenez, mes décisions sont extrêmement réfléchies, Je n'investis pas de manière aléatoire.» Le discours fait sens. En 2007, MHA formule une orientation à quatre chapitres pour SAHAM : 3 milliards de chiffre d'affaires, 300 millions de revenus nets, 3000 employés et 3 implantations africaines. «Aujourd'hui nous sommes à peu près 5 MdDH de CA, 450 Ml de revenus nets, 6500 employés». Lorsqu'on lui fait remarquer qu'avec l'acquisition récente du groupement d'assurances Colina, il est présent dans onze pays africains, il réplique, badin : «Que voulez vous ? On s'est loupés !». Le paradoxe Elalamy Dans l'itinéraire de tout homme qui gagne, se pose la question des limites. Les uns s'accrochent, aspirent à la longévité ; d'autres s'arriment à l'espoir d'une vie «normale». A 50 ans seulement, MHA évoque souvent une retraite anticipée, une envie d'ailleurs. «Il faut bien que je vive». Peu disert sur ses loisirs, il laissera néanmoins échapper une petite confidence : «Le luth, c'est ma passion». Trouve-t-il le temps d'en jouer? «Oui, il en va de ma sérénité, cela me détend de m'exercer à quelques classiques de la musique arabe». Lesquels ? «Du Darwich, des compositeurs de Takasim, Nasr Chammach et j'en passe.» Le président du groupe Saham n'est pas homme à s'étaler sur sa vie privée. Dehors, le temps se gâte, la baie vitrée tremblote sous l'effet d'une pluie nerveuse, saccadée. MHA prend des appels. Il utilise un convertisseur d'ondes GSM pour ménager ses tympans. «Vous savez, soupire-t-il, entre deux communications, j'ai une certaine nostalgie pour l'enseignement, la transmission. J'aime voir un étudiant animé d'une vraie rage de réussir, une passion dévorante…Oui, j'aime assez.» Son fonds d'investissement, le club Sherpas, aide des jeunes porteurs de projets à concrétiser leurs rêves. Moyennant une participation dans le capital d'une start-up prometteuse, il investit de l'argent dans son développement. N'est-ce pas là une approche anglo-saxonne, plutôt froide, assez éloignée du simple désir de soutien, d'entraide ? «En fait, explicite MHA, Je me revendique d'un modèle de management à dominante humaine.» Nous ne relevons pas l'oxymore. Il poursuit : «Pour les Nord-américains, il n'y a que le salaire qui compte ; chez nous, un employé heureux est un employé considéré, respecté, aimé». Les recettes de l'efficacité anglo-saxonnes ne passent-elles pas par une froideur totale des rapports ? «Pas forcément, renchérit-il. En réalité, les capitaux étrangers ne viennent pas au Maroc à la simple recherche de réduction des coûts, ils viennent aussi pour les relations humaines, la cordialité.» Tel est le paradoxe de Moulay Hafid Elalamy. Tantôt prédateur transi par l'appât du gain, tantôt humaniste de la renaissance, soucieux du bien-être de l'autre, souvent opportuniste, parfois idéaliste mais jamais en proie au remord. Il semblerait qu'il use d'un «truc», d‘une botte secrète. «J'assume mes choix, je m'y tiens…Oui, voila j'assume ce que je fais.» Dans l'absolu, il est assez ardu de saisir l'essence d'une personne si protéiforme. On peut s'amuser au jeu des synthèses, additionner le bon et le mauvais pour ressortir un «profil». A quoi bon finalement ! Qu'on l'admire ou qu'on le fustige, il n'en restera pas moins que MHA a réussi sa vie. Aussi, si conclusion fructueuse à l'entretien nous devons tirer, celle-ci ne peut avoir qu'une forme, un tuyau. Comment réussit-on dans la vie ? «Pour que la providence vous réserve de bonnes surprises, il faut : un, suivre une formation prisée par le marché ; deux, saisir les opportunités qui se présentent à vous ; trois, faire des choix de vie et s'y tenir…être sérieux. Plus prosaïquement, si vous faites la fête chaque soir et que vous aimez ça, assumez le fait que vous ne bâtissiez jamais une carrière digne de ce nom.» L'entretien s'achève. Moulay Hafid Elalamy quitte l'antichambre pour assumer d'autres défis, encore et toujours… «The sky is the limit» dit le proverbe anglo-saxon. Réda Dalil