Et si Bouabid était toujours vivant ? Retour sur une mémoire... Voilà un mort qui a la vie longue. Abderrahim Bouabid le leader socialiste, décédé en 1992, est plus que jamais d'actualité. L'USFP a perdu son âme. Le parti s'est converti au fur et à mesure à l'affairisme, aux alliances sans fondement idéologique et à l'utilitarisme électoral. «C'est une crise de leadership» dit l'un, «crise de direction, de gouvernance et de transparence dans la prise de décision» tacle un autre ittihadi. Ce qui est sûr, c'est que les crises successives ont fini par paralyser un parti dont aucune instance ne fonctionne, à l'exception du bureau politique qui, à son tour, vient de subir un électrochoc avec le gel d'activité de trois de ses membres. Si ces trois militants -dont l'intégrité et l'honnêteté intellectuelle sont unanimement reconnues- ont préféré nuancer leur semblant de rupture avec les éléphants du parti, les idées sont nettement plus claires : «C'est le moment ou jamais d'en finir avec ces pratiques qui rongent le parti et qui sont devenues évidentes après les législatives de 2002», «Les vieux qui verrouillent le parti doivent partir !», «Il faut injecter du sang neuf dans la direction (...) Réactiver les instances et les sections locales…». Bref, que le parti retrouve ses couleurs du temps de Abderrahim Bouabid et Omar Bendjelloun… Mais est-ce toujours possible ? Les historiens ne nous le diront jamais assez, rien n'est irréversible. Au risque d'assister, encore une fois, à la montagne qui accouche d'une souris, nous suivrons la dynamique actuelle que connaît le parti. Pour alimenter le débat, nous nous sommes livrés à un exercice des plus difficiles que nous vous proposons dans les pages suivantes : une interview imaginaire de Abderrahim Bouabid. L'interview a été réalisée avec la contribution de plusieurs militants, jeunes et moins jeunes ainsi que des compagnons de route de Abderrahim Bouabid… A vous de juger. Omar Radi Abderrahim Bouabid aurait eu beaucoup à dire au moment de la plus grave crise de l'USFP. Interview imaginaire. Abderrahim Bouabid : « Le Maroc, les socialistes et moi» Cela fait 18 ans que vous n'êtes plus de ce monde. Vous y jetez un coup d'œil de temps en temps? Cela m'arrive, de temps en temps. Elle est bien chargée l'actualité politique marocaine ! Chargée d'événements, je vous l'accorde, mais maigre de sens. Ces politiques ont perdu la tête, leur travail n'a plus d'horizon. De mon temps, c'était très clair. On savait de quoi il s'agissait, ce que l'on voulait, et comment y arriver. C'était difficile, certes, mais les enjeux étaient plus clairs. Al-Jabri vient de quitter le monde des vivants. Que vous inspire cette disparition ? Une perte de plus! Al-Jabri était un excellent libre penseur. Il a su mettre en harmonie sa pensée et mon action politique. L'USFP n'est plus ce qu'elle était … C'est tout à fait normal. L'Union a été créée sur la base de trois grands mots -clés : libération, démocratie et socialisme. L'organisation était puissante, bien ficelée et verrouillée. Le régime avait besoin d'une organisation avec une puissance et une présence idoines . Pour rejoindre le parti, il y avait toute une procédure à respecter. C'était un parti de militants engagés. Quelle idée cette «ouverture» du parti ! Les règles d'adhésion ont été allégées, on n'a même plus vérifié si ces notables riches qui affluaient vers l'organisation avaient des principes à gauche ou non. Le parti a été miné d'abord de l'intérieur. …Auriez-vous démissionné de la politique ? Je devais le faire au Ve Congrès du parti en 1989. Accablé de critiques, j'ai dû me plier à la tendance générale du parti, mais visiblement ce n'était pas la volonté des militants qui voulaient mon maintien. Le parti est actuellement là où il est parce que sa direction a fait toutes les concessions possibles et imaginables. Ce n'est pas cet idéal pour lequel de nombreux militants ont sacrifié leur vie. Revenons en arrière, aux législatives de 1993. Abderrahmane Youssoufi était ferme en refusant le gouvernement de l'alternance. Mais il a accepté que le parti soit au gouvernement après la réforme constitutionnelle de 1996, laquelle ne répondait pas du tout aux exigences de l'USFP. Etait-ce le point de non-retour ? Nous n'étions jamais contre la participation au gouvernement, nous étions pour le changement de l'intérieur des institutions. La preuve, nous avons participé au gouvernement de 1976. Mais nous avions tiré les leçons de cette participation et nous avions fixé des conditions pour accepter d'y être : une démocratie électorale instituée par une constitution démocratique, et que le tout se passe dans une transparence totale. L'accession de l'USFP à la tête du gouvernement en 1997 intervenait suite à la réforme constitutionnelle, et également aux réunions en coulisses entre le roi Hassan II et Abderrahmane Youssoufi. Peu d'éléments de ces rencontres ont été rendus publics. J'espère que mon ami Abderrahmane lèvera un jour le voile sur ces discussions. On dit de vous que vous étiez l'homme capable de dire non. Auriez-vous refusé d'être au gouvernement ? Ceux qui disent toujours oui ne comprennent pas, et ceux qui disent non à répétition ne veulent pas comprendre. Je leur avais dit que si nous étions sûrs que seulement 10% de nos revendications seraient réalisées, nous participerions au gouvernement. Nous n'avions reçu aucune garantie quant à nos exigences. Le refus, je l'ai déjà exprimé, m'a valu une autre peine de prison en 1981. J'aurais accepté de participer, non sans renoncer à nos revendications. En 2002, je n'aurais jamais accepté de continuer à jouer le jeu. Le pacte a été brisé par l'autre partie… … On y reviendra plus tard. En 1991, vous aviez préconisé que Abderrahmane Youssoufi soit le premier secrétaire du parti. Mais l'homme ne connaissait pas bien l'organisation, et revenait de l'étranger après trente ans d'exil… Mais il y avait également El Yazghi ! J'avais décidé que Youssoufi et El Yazghi soient mes secrétaires. Youssoufi était un grand militant qui a joué un rôle historique dans la construction de l'organisation. Il a également été très influent sur la scène internationale dans le cadre de l'Internationale socialiste. C'était la personne idéale pour assurer la relève. Quant à El Yazghi, il a été la cheville ouvrière du renforcement du parti. Il connaissait toutes les sections et toutes les cellules des partis, il se déplaçait partout au Maroc pour rencontrer les militants de base. Les deux hommes se complétaient mais chacun avait son caractère. Et que pensez-vous de Abdelouahed Radi, le premier secrétaire actuel ? Radi était l'homme qui travaillait toujours dans l'ombre. Tout au long de son parcours, il ne cherchait pas à faire évoluer positivement le parti. Il ne réglait les problèmes qu'en les reportant, parfois à jamais ! Il ne pouvait jamais dire «non», c'était l'homme de l'organisation qui assurait la communication avec le palais par excellence. Revenons au gouvernement de l'Alternance, quels sont les ratés de Youssoufi ? Youssoufi a conclu un pacte avec le roi Hassan II pour assurer la transition du règne en contrepartie d'une pacification politique et des réformes institutionnelles. Il a agi en homme d'Etat mais il n'a émis aucun signe de revendication politique. Il avait une chance historique qu'il a ratée. A ce jour, je ne comprends pas. Les législatives de 2002 semblent donc être un résultat naturel alors ? C'était le moment de se retirer. Mettre un technocrate à la tête d'un gouvernement suite à des élections où l'USFP est sortie gagnante était en soi une rupture. Celle-ci a été provoquée, comme je vous l'avais dit, par l'autre partie. Quant à nous nous devions nous positionner dans l'opposition et retourner vers nos bases pour recréer ce rapport de force, afin de prévenir cette régression par rapport à un acquis tout récent dans l'histoire du Maroc. La démission de Abderrahmane Youssoufi après cette «défaite», quoique logique, ne présageait rien de bon pour la suite, elle avait laissé un vide au niveau de la direction du parti, celui-ci a été livré à lui-même. Et le recul de 2007 ? C'est la résultante logique de cette suite d'événements depuis 2002. Que voulez-vous ? Le parti avait fait le mauvais choix de rester dans un gouvernement technocrate, où l'USFP n'a joué aucun rôle. Sa crédibilité a fondu comme neige au soleil. Le parti a perdu les élections dans ses bastions traditionnels, les centres urbains. Deux élections législatives se sont tenues sous le roi Mohammed VI, relevez-vous des avancées en matière de démocratie ? Sous l'ancien règne, l'administration s'occupait de tout. Elle ramenait même les morts pour voter pour ses multiples partis. Aujourd'hui, elle n'en a plus besoin ! Les élections sont libres certes, mais «sous-traiter» la falsification de la volonté populaire aux notables, aux mafias et aux différents réseaux ne fera pas avancer la construction démocratique. Quelle comparaison feriez-vous entre les deux règnes ? C'est un changement dans la continuité, un changement dans le style de gouvernance, pas dans le fond. Hassan II a hérité d'un Maroc en situation difficile. Il a eu des conflits avec nous. Mais il a finalement compris, peut-être trop tard, qui étaient les véritables traîtres à la Nation. Ce n'est pas pareil aujourd'hui. Le Maroc change. C'est évident. La chance de Hassan II est qu'il avait des hommes d'Etat d'un grand calibre en face de lui. Que pensez-vous de la nouvelle gestion du dossier du Sahara ? La démarche de proposition de l'autonomie est intelligente. Nous avions proposé cela en 1976 à l'USFP. Le régime ne l'a compris que trente ans plus tard. Maintenant, il faut mobiliser davantage pour gagner notre combat. Il ne faudrait point de concessions sur ce dossier qui entrave la démocratisation du Maroc, bloque la construction du grand Maghreb et fait perdre des milliards de dirhams à notre peuple, pour une récupération légitime de notre terre. De plus, la régionalisation devrait être le corollaire de la démocratisation réelle du pays. L'une n'ira pas sans l'autre. Quelle est la tâche de la gauche, toutes tendances confondues, et principalement l'USFP dans ce paysage actuel ? La gauche, et en particulier l'USFP, doit porter le projet de la société égalitaire, libérée, moderniste, contre vents et marées. L'organisation s'avère plus que nécessaire, et l'esprit unitaire et de rassemblement ne devrait pas échapper aux militants de toute la gauche. Le rapport de force doit être réinstauré. La jeunesse de l'USFP garde tout de même espoir. On le voit à travers moult actions et entreprises. Quel message lui adresseriez-vous ? La jeunesse du parti a toujours été mon grand espoir et l'est toujours. J'ai toujours pensé que les jeunes qui voulaient s'organiser dans le parti devaient être porteurs d'espoir et d'un modèle pour la jeunesse du Maroc. Aujourd'hui, malgré tout, mon espoir est de voir cette même jeunesse porter le message, le vrai, celui de la gauche. Remarquez que Mehdi BenBarka et moi étions très jeunes quand nous avons signé le Manifeste de l'indépendance. Auriez-vous aimé vivre sous le règne du roi Mohammed VI ? L'opportunité de réformer le Maroc, d'y construire un Etat de droit où la volonté populaire gouverne le pays est plus présente aujourd'hui que jamais. Sauf que je ne pourrai être de ce temps car à chaque temps correspond ses Hommes. Entretien réalisé par Omar Radi 1961 L'option socialiste En juin 1961, Abderrahim Bouabid déclare dans une interview : « Notre option Socialiste (...) provient de notre analyse de la réalité (…) des pays sous-développés économiquement, culturellement et politiquement ». 1981 La prison Suite aux réserves exprimées par le bureau politique du parti quant à l'organisation d'un référendum sur l'autodétermination du Sahara, Bouabid, Elyazghi et Lahbabi sont condamnés à une année de prison ferme et transférés à la prison de Missour. 1991 Dernière apparition Abderrahim Bouabid prend part à l'historique meeting unitaire du 1er mai tenu par la CDT et l'UGTM. L'été de la même année, il assiste à sa dernière réunion du comité central du parti. 1992 Disparition Le 8 janvier Abderrahim Bouabid s'éteint à Rabat à l'âge de 69 ans. Le lendemain, une foule immense assiste à ses obsèques.