Au centre d'une nouvelle polémique, Hamid Chabat, le maire de Fès, traîne un passé sulfureux Mardi 16 Février 2010. Le quotidien Al Jarida Al Oula relaie une information pour le moins rocambolesque : «Hamid Chabat veut interdire la vente et le débit d'alcool dans la ville de Fès». Une annonce qui fait l'effet d'une bombe et qui anime tout au long de la journée les discussions de cafés, de coins de rues et même des salons politiques de Rabat. Entre ses détracteurs qui le qualifient de «fou», «populiste» et «givré»… et ses sympathisants qui lui reconnaissent des qualités de «courage politique», «d'intelligence» et de «clairvoyance», Chabat n'en a cure. Il réussit du moins à créer l'évènement et signer son come back sur la scène médiatique. La polémique enflera encore plus quand l'homme décide de la mettre à l'ordre du jour de la réunion du conseil de la ville prévue le mercredi 17 février. Une décision que la Wilaya de la capitale spirituelle qualifiera le même jour dans les colonnes d'un autre quotidien de la place de «totalement illégale». «La décision de mettre un terme au commerce d'alcool n'est pas du ressort du conseil de la ville. C'est une prérogative du ministère de l'intérieur via son représentant, le Wali», tonne la Wilaya. Ce n'est pas Lahcen Daoudi qui dira le contraire. Le N°3 du PJD et ennemi intime de Chabat avoue que «les attributions du maire ne l'autorisent pas à fermer les bistrots», mais soutient quand même l'initiative du sulfureux Chabat : «Si Chabat va dans ce sens, on ne peut que l'encourager. Et si on peut faire quelque chose, on le fera sans concession», dira Daoudi à la presse. Je t'aime, moi non plus ! Le débat sur la légalité de l'annonce de Chabat n'empêchera pas le conseil de la ville de se réunir et de statuer sur l'ordre du jour. Un conseil qui finira par se tenir dans une ambiance électrique et qui entérinera par une majorité écrasante (89 sur 96 voix) la décision du maire. Fini les bars, cabarets et autres «épiceries » dans la capitale spirituelle ? Pas si sûr. La bataille ne fait en fait que commencer. Car mercredi soir, le jour même de la tenue du conseil, les opposants du maire sortent de leurs gants. Et c'est le PAM de Fouad Ali El Himma qui mène la danse en organisant une conférence de presse à la ville de Fès. La très officielle agence MAP en fait le compte-rendu très tard dans la soirée. On y apprend que «les élus du PAM au conseil de la ville comptent intenter un procès contre Hamid Chabat suite à l'agression de deux militants du parti (dont l'un a été hospitalisé) et au caractère illégal de certains points inscrits à l'ordre du jour». La déclaration est de Farid Amghar, membre du conseil national du PAM et élu local de la ville de Fès. Ce dernier ne tardera pas à aller droit au but en précisant que «l'interdiction de la vente de boissons alcoolisée n'a été inscrite à l'ordre du jour que pour jeter des fleurs aux élus du PJD qui furent un temps les ardents opposants de Chabat». Le mot est lâché et crédibilise autant soit peu les diverses interprétations de la majorité des observateurs. «C'est clair. La sortie de Chabat est très bien calculée. Elle vise d'abord et surtout à courtiser les islamistes et à contrer le PAM», commente ce politologue. Cet autre élu de Fès a une autre interprétation des faits : «Chabat est depuis quelques moments en froid avec les autorités de la ville. En sortant ce lapin, il les met dans une situation peu enviable vis à vis de la population de la ville, tout en augmentant sa popularité». Et le PJD ? «Chabat est au contraire de ce que l'on peut penser en train de tuer les islamistes. Il empiète intelligemment sur leur territoire en récupérant leur discours qui puise son fondement dans le référentiel religieux et spirituel», analyse notre élu. Au-delà des sphères de la politique, l'annonce de Chabat a fait jaser les opérateurs touristiques de la ville de Fès, leur business étant sérieusement menacé. Dans un communiqué de presse diffusé mercredi, les professionnels du secteur, réunies sous la houlette du Centre Régional du Tourisme (CRT) ont manifesté leur désarroi par rapport à l'initiative du maire, la qualifiant «de décisions à des fins purement politiques». «Nous irons jusqu'au bout pour protéger notre secteur», lancent-ils. La ville de Fès étant par ailleurs engagé dans de grands projets d'investissements touristiques… Piégé entre politiques, autorités de la ville et businessmen, Chabat pourra-t-il faire marche arrière ? Il est permis d'en douter. En attendant, le sulfureux maire de Fès continue de pédaler… en vain. «Habitué aux batailles politiques et au jeu de l'intimidation, Chabat aura certainement des cartes à jouer», assure ce proche du maire. Son parcours emblématique plaide en tout cas pour lui. Flash back. Au nom du père… Nous sommes en 1953. Dans le cercle d'Aknoul, à Taza, la famille Chabat accueille un cinquième enfant, prénommé Hamid. Un cadeau du ciel pour sa mère, qui a enduré cinq fausses couches avant de donner naissance au petit dernier. C'est certainement de là que provient cette relation bien particulière qui lie le maire de Fès à sa mère, personnage auquel il ne cesse de faire référence. «C'est une amie, une sœur. Sa baraka continue de m'accompagner». Il parle moins de son père, notable respecté de la tribu des Branès et, d'après lui, «une figure de proue de la résistance». C'est pourtant à ses côtés qu'il fait ses premières classes politiques, accompagnant cet Istiqlalien de la première heure dans tous ses déplacements. «Durant les vacances d'été, je ne quittais jamais mon père. Je l'accompagnais à la commune où il était élu. C'était un monde à part, qui m'a attiré dès le début», confie Chabat fils. De Fès, sa ville adoptive, il peut parler longuement, avec une éloquence et un enthousiasme parfois démesurés. Comment ça, il n'est pas Fassi ? L'homme balaie la question du revers de la main et sort une pirouette dont il a le secret : «Dans mon carnet d'état civil, il est écrit noir sur blanc que je suis de Fès. Lorsque je suis né, Taza n'existait pas en tant qu'entité administrative, elle dépendait de la province de Fès», argue-t-il, une petite note d'irritation dans la voix. Il finira toutefois par reconnaître que sa famille fait partie de la vague de migration des tribus voisines vers la ville, qu'il n'est arrivé à Fès «intra muros» qu'en 1973. «Sa famille et celle de sa femme, Fatima Tariq, se sont installées à Dhar Lahouanet. Un quartier populaire limitrophe de l'ancienne place de commerce», précise Ahmed, qui habitait à quelques encablures du domicile des Chabat. Depuis, la smala a bien évidemment changé de quartier… «Premier de la classe» Chabbat non instruit ? Pas vraiment. «J'ai fait mes études primaires à Chaouen, où mon grand frère était instituteur. J'ai continué mes études secondaires jusqu'au brevet». Mouais… En tout cas, ses détracteurs maintiennent mordicus qu'il prend toujours des leçons particulières de français et d'arabe «pour surmonter ce complexe d'infériorité, liée à sa faible instruction». Après le brevet, le jeune homme a le choix entre le centre de formation des instituteurs, l'école des infirmiers et le centre de qualification professionnelle. Curieusement, il choisit cette dernière option. Son diplôme de technicien tourneur en poche, il passe avec succès un concours de l'OCP à Khouribga. Il ne rejoindra jamais l'Office chérifien, ses parents refusant qu'il s'installe loin de Fès. C'est donc en se pliant à la volonté parentale qu'il entre chez Texnord, alors florissante entreprise fassie de textile. Une année plus tard, on le retrouve à la SIMEF, ancienne manufacture d'armes devenue fabrique de petits moteurs, «après avoir réussi le concours d'entrée», insiste-t-il. C'est là que l'aventure syndicale et l'ascension de Hamid Chabat commencent. Beaucoup qualifient pourtant le maire de Fès d'opportuniste. Lui parlerait plutôt de baraka et de chances à saisir. Il ne ratera pas celle qui se présente à lui en 1974, quand les militaires qui dirigent la SIMEF cèdent les commandes à des civils. À l'extérieur de l'usine, la tension sociale et politique est à son summum, et l'étau se resserre sur la gauche, partis comme syndicats, accusés de vouloir renverser le régime. Hamid Chabat choisit intelligemment de se ranger sous la bannière de l'UGTM, plus conciliante, et profite de la brèche pour se retrouver, après les premières élections professionnelles de 1976, délégué du personnel. Le calcul est bon : la centrale syndicale, qui commence à gagner du terrain face à la toute puissante UMT, a les faveurs du Pouvoir. Hamid Chabat saura en user pour gravir les échelons au sein de la section locale de l'UGTM, jusqu'à en devenir secrétaire régional. Entre-temps, l'homme, désormais marié et père de famille, voit sa situation professionnelle s'améliorer. Il quitte la médina de Fès pour s'installer au quartier Bensouda en 1986, dans un lotissement réservé au personnel de la SIMEF. C'est d'ailleurs cette même maison qu'il habite encore. Le R+3, à l'architecture très marocaine, ne paye pas de mine. Mais Chabat tient à y rester, ne serait-ce que pour la symbolique. «C'est de la poudre aux yeux. Il a fait construire des villas et de résidences un peu partout, à Fès, Tanger et Marrakech», glisse un Fassi qui connaît de près le parcours du député. Aujourd'hui, le quartier Bensouda n'est plus ce bidonville qui a porté Chabat aux commandes de sa commune, au milieu des années 1980. Mais s'il tient à y rester, c'est aussi parce qu'il en a fait sa base arrière, le point de ralliement de ses ouailles. C'est ici qu'il organise en 1987 sa première manifestation populaire, qui comptera «40 000 personnes, qui ont répondu à l'appel lancé par une coordination de partis politiques». Chabat le fugitif Le premier essai, transformé avec brio, booste la popularité de Chabat et l'encourage à revoir ses ambitions à la hausse. Trop, peut-être : peu le savent, mais en 1989, il pousse l'audace jusqu'à se présenter aux élections pour le poste de … Secrétaire général du Parti de l'Istiqlal ! Bien évidemment, le jeune homme de 36 ans est laminé par M'hammed Boucetta. Mais qu'importe. Chabat attend son heure. Elle sonnera en décembre 1990, quand la ville de Fès s'embrase. C'est l'occasion pour le jeune syndicaliste de s'acheter une «street credibility» : accusé par le ministère de l'Intérieur d'être l'instigateur des émeutes, il ne s'en défend pas, bien au contraire. Recherché par la police, il quitte la ville et disparaît dans la nature. Il se dit même que durant ces 18 à 24 mois de cavale, il se serait caché à Ksar Sghir, dans l'une des résidences d'un certain Hamidou Dib, baron de drogue arrêté durant la campagne d'assainissement de 1996. «C'est faux, proteste-t-il mollement. Je m'étais réfugié chez des amis dans le Nord, à Tanger et à Tétouan». Ce n'est qu'en 1992 qu'il réapparaît de nouveau en public. Sans perdre de temps, il s'engage dans les communales et accède à la vice-présidence de la commune de Zoagha, à Fès. Son statut de «fugitif» le poursuivra pourtant jusqu'en 1996, date à laquelle il est enfin grâcié par le roi. La même année, il est élu président de sa commune. «Un marché conclu avec l'autorité ?», s'interroge un fin connaisseur de la vie politique fassie. L'édile local qu'est devenu Hamid Chabat commence à tisser son réseau de relations à un niveau supérieur. Il conforte sa stratégie de fidélisation des «masses populaires», en multipliant les gestes de générosité. C'est d'ailleurs dans cette population, dit-on, qu'il puisera le noyau dur de sa «milice». Il entreprend ensuite de séduire l'élite fassie, à coups de menus services. Il concentre le tir vers les promoteurs immobiliers, qui continuent jusqu'à aujourd'hui à être son principal soutien financier. En arriver à cette force de frappe lui a pris presque deux décennies, durant lesquelles son étoile est montée en flèche. D'abord au niveau du syndicat. En 2006, il conduit avec son ami et compagnon de toujours, Mohamed Benjoullon Andaloussi, un putsch blanc contre le jusque-là inamovible Abderrazak Afilal. Deux ans plus tard, rebelote. Cette fois-ci, Chabat monte une OPA sur le syndicat, évince Andaloussi et se retrouve enfin seul aux commandes. À partir de ce moment, les événements s'accélèrent. Lors du 15e congrès de l'Istiqlal, tenu en janvier 2009, il est porté par ses amis de l'UGTM au Comité exécutif de l'Istiqlal. Une ascension rapide, qui fait dire à ses adversaires (comme à ses amis) qu'il pourrait bientôt briguer le secrétariat général de la première formation politique du pays, lors de son prochain congrès. Prudent, Chabat ne cesse de montrer patte blanche, répétant à tout va tout le bien qu'il pense de Abbas El Fassi. Avant de glisser «que le parti regorge de jeunes compétences qui pourraient se présenter, tout comme je l'avais fait en 1989». Une attitude politiquement correcte, dont il n'a pas vraiment l'habitude. Chabat est surtout un bagarreur né, au verbe provocateur, qui sait toujours créer l'événement, plus souvent la polémique, autour de sa personne. Il sait aussi s'en servir. «Oui, des fois, il faut provoquer l'actualité, quitte à revenir sur des événements historiques», reconnaît-t-il, faisant référence à ses récentes sorties contre le leader de gauche Mehdi Ben Barka. Ses détracteurs considèrent autrement cette veine provocatrice : «Nul n'est capable de tant d'audace s'il n'a pas les arrières bien protégés. C'est une évidence», lance ce jeune Fassi. Mais son attaque contre Ben Barka est peut-être la provocation de trop. Mais pas de quoi altérer la cote de popularité du maire, pratiquement plébiscité par ses électeurs. «Il faut bien reconnaître qu'il a mis fin à la gestion désastreuse de la ville par les socialistes», commente ce Fassi, attablé dans le café Nidal… propriété de Chabat et portant le nom de l'un de ses fils. «Il y a certes les islamistes du PJD. Mais les gens ont peur de voir de nouveau la ville bloquée. L'exemple Belkora est encore dans tous les esprits», explique ce fin connaisseur de la vie politique locale. Dans les salons feutrés de la ville impériale, Chabat est à la fois méprisé, craint et envié. «Il n'est pas foncièrement mauvais. Par contre, c'est un homme très rusé, qui tire sur tout ce qui bouge et qui n'hésite pas à employer la force et l'argent. Il donne d'une main pour enlever de l'autre», estime un de ses proches. Avec sa croisade contre l'alcool, Chabat reste fidèle à lui même : un pro de la provoc! Mounir Arrami