Il y a 50 ans, le Maroc indépendant se donnait un gouvernement socialiste, sous la direction d'Abdellah Ibrahim. Retour sur une expérience qui a soulevé autant d'espoirs qu'elle en a déçus. Le 24 décembre 1958, le père Noël glissait le gouvernement Ibrahim dans les petits souliers des socialistes marocains. En portant le leader syndicaliste de l'Union Marocaine du Travail, et rédacteur chef de l'Avant-garde, le Palais cherche à éteindre la colère sociale. Depuis avril 1958, le climat est tendu par des grèves, pendant lesquelles Ibrahim devient le porte-parole de l'anti-bourgeoisie, avec son camarade Mahjoub Benseddik. Pour ces jeunes loups de l'aile gauche de l'Istiqlal, le gouvernement ne faisait pas assez. En face, Allal El Fassi et Ben Barka, défendent l'idée de sauvegarder l'unité du gouvernement. Mais sous la pression de la rue, et de l'opposition conjuguée des libéraux de Ahmed Réda Guédira et de l'aile gauche de son propre parti, Balafrej est contraint à la démission. Consolider l'indépendance Président du conseil de décembre 1958 au mois de mai 1960, Ibrahim est d'abord un militant nationaliste. D'aucuns critiquent son hostilité envers les anciens colons. Mais lui reste attaché à l'idée que le Maroc doit affirmer rapidement son indépendance. Une anecdote rapportée par Mohamed Louma rend compte de la fierté nationale de Ibrahim. “Un jour, j'ai envoyé un communiqué officiel à la radiodiffusion marocaine, qui a refusé de le diffuser, m'expliquant que je devais obtenir le feu vert préalable du gouvernement français !”. Ibrahim pousse les cadres français de la Radio à la démission et fait appel à son ami Pierre Parent qui mettra en place la future RTM, avec notamment Mahdi El Mandjra. Une crise semblable l'oppose à Charles-André Julien, doyen et fondateur de la facultés de lettres de Rabat. Nationaliste, Ibrahim n'est pas isolationniste, comme chef de gouvernement, il se rend en visite aux Etats-Unis, en Jordanie et en Arabie saoudite. En un peu plus de six mois, le gouvernement Balafrej a laissé en héritage les textes fondateurs sur les libertés publiques : rassemblements publics, droit d'association, code de la presse et de l'édition. Son successeur à la présidence du conseil Abdellah Ibrahim s'intéresse aux questions économiques, sous l'impulsion de son vice-président du Conseil et ministre de l'Economie et des Finances Abderrahim Bouabid. Une stratégie d'industrialisation est préparée par Mohamed Lahbabi, à la tête du bureau d'étude et de participation industrielle (BEPI) et un plan quinquennal préparé, sous les auspices notamment du brillant Aziz Belal. Ibrahim défend un projet de centrale sidérurgique près de Nador. Pour asseoir l'indépendance financière du Maroc, le royaume quitte la zone franc et l'année 1959 marque la création de Bank Al Maghrib, banque centrale qui émet la nouvelle monnaie : le dirham. C'est aussi la création de la Caisse de Dépôt et de Gestion, bras financier de l'Etat en charge de l'épargne institutionnelle. Plusieurs entreprises publiques voient le jour, dont la SOMACA, la SAMIR, General Tire... Dans le jeu du Palais Appelé à la rescousse par le Palais, en pleine crise sociale et sécuritaire (le Rif est en ébullition depuis 1958), le gouvernement Ibrahim n'a pas les coudées franches. La nomination de Ibrahim se révèle bientôt un coup politique de la monarchie, soucieuse d'affaiblir l'Istiqlal. L'objectif est atteint avec la scission de l'UNFP (lire encadré ci-contre), en janvier 1959, Mehdi Ben Barka, Fqih Basri et Mahjoub Benseddik et Abdellah Ibrahim tiennent le congrès des fédérations autonomes, prélude à la création de l'union nationale des forces populaires, fer de lance de la gauche marocaine, en rupture avec la matrice Istiqlal et avec la monarchie qui montre déjà des velléités absolutistes. Pour Ben Barka, c'est une rupture stratégique, qui détermine toute la suite. Jusqu'en 1959, Ben Barka est un partisan de l'unité du parti, en ligne avec Allal El Fassi, nous explique l'historien Maâti Monjib, auteur d'une étude magistrale sur les relations entre la monarchie et le mouvement national après l'indépendance. “Ben Barka est avant tout un patriote, Ibrahim et Benseddik étaient moins conscients du danger d'affaiblir l'Istiqlal, face à la monarchie”. L'histoire donnera raison aux craintes de ben Barka. Forcé à l'exil en janvier 1960, le leader de la gauche marocaine ne remettra plus les pays dans son pays. Le prince héritier Moulay Hassan met en place un gouvernement de l'ombre, s'appuyant sur l'armée et la police de Mohamed Laghzaoui. Sortant de sa réserve, Moulay Hassan structure un front anti-Ibrahim. De l'aveu d'un de ses principaux animateurs, Ahmed Réda Guedira : “Le prince héritier forma un groupe puissant autour de lui, formé de personnalités les plus représentatives appartenant ou non aux autres partis politiques. Une véritable opposition s'organisa autour de lui qui mena très vite à la chute du gouvernement Abdellah Ibrahim”. En mettant un terme aux fonctions de Abdellah Ibrahim, Mohammed V marque un engagement plus direct de la monarchie sur la scène politique marocaine. Le 24 mai, il nomme un nouveau gouvernement, dont il prend la tête. Dans les faits, c'est Moulay Hassan, vice-président du Conseil qui prend les rênes du pouvoir. Pour 40 ans. Youssef Aït Akdim