Maire de Fès, membre du comité exécutif de l'Istiqlal et patron de l'UGTM, Hamid Chabat collectionne les fonctions avec un appétit d'ogre. Et certains le voient déjà comme le successeur de Abbas El Fassi à la tête de son parti. Retour sur l'irrésistible ascension d'un simple ouvrier devenu une personnalité politique de premier plan. En chemisette blanche sans cravate, le pas décidé, Hamid Chabat arrive au hall du Jnane Palace en distribuant les sourires par-ci, les “salamou alikoum” par-là. Monsieur le maire est en territoire conquis : c'est dans l'hôtel fassi qu'il a installé son quartier général, en préparation d'une campagne électorale qui s'annonce animée. L'homme est affable, décontracté, presque amical. Une image bien éloignée de celle du politicien sulfureux, image qu'il incarne depuis qu'il s'est emparé du fauteuil de maire à Fès. Ses détracteurs le disent populiste, opportuniste et surtout grand manipulateur. Mais vous ne trouverez aucun de ces adjectifs dans la bouche de la population locale, notoirement bien plus amène à son égard. Et pour cause : M. Chabat est aux petits soins avec ses électeurs. D'ailleurs, en cette matinée du lundi 25 mai, entre deux réunions, il continue à recevoir le “petit peuple” de Fès. Le voici écoutant d'un air attentif les suppliques d'une femme âgée, acceptant d'une main preste l'enveloppe glissée par ce père de famille, venu en compagnie de ses trois enfants… Les autres sont priés, poliment mais fermement, à attendre la fin de l'interview. Si l'homme est aussi proche du “peuple” fassi, c'est certes pour des raisons électoralistes, aussi parce qu'il en a longtemps fait partie. Car rien ne prédestinait cet ancien technicien tourneur, lauréat du “takwine”, le centre de formation professionnelle, à pareille carrière dans la politique. Un parcours qu'il a entamé en tant que délégué du personnel de l'usine où il travaillait, et qui le mènera, de responsabilités syndicales en opérations électorales, à cumuler les titres de député, maire, patron de l'UGTM (Union générale des travailleurs marocains) et membre du bureau exécutif du Parti de l'Istiqlal. Les plus romantiques y voient un parcours quasiment similaire à celui d'un certain Lula Da Silva… qui a fini par conquérir le fauteuil de président du Brésil. De là à imaginer Chabat en chef d'un futur gouvernement marocain, il y a un pas que le concerné aimerait bien franchir… Au nom du père Nous sommes en 1953. Dans le cercle d'Aknoul, à Taza, la famille Chabat accueille un cinquième enfant, prénommé Hamid. Un cadeau du ciel pour sa mère, qui a enduré cinq fausses couches avant de donner naissance au petit dernier. C'est certainement de la que provient cette relation bien particulière qui lie le maire de Fès à sa mère, personnage auquel il ne cesse de faire référence. “C'est une amie, une sœur. Sa baraka continue de m'accompagner”. Il parle moins de son père, notable respecté de la tribu des Branès et, d'après lui, “une figure de proue de la résistance”. C'est pourtant à ses côtés qu'il fait ses premières classes politiques, accompagnant cet Istiqlalien de la première heure dans tous ses déplacements. “Durant les vacances d'été, je ne quittais jamais mon père. Je l'accompagnais à la commune où il était élu. C'était un monde à part, qui m'a attiré dès le début”, confie Chabat fils. De Fès, sa ville adoptive, il peut parler longuement, avec une éloquence et un enthousiasme parfois démesurés. Comment ça, il n'est pas Fassi ? L'homme balaie la question du revers de la main et sort une pirouette dont il a le secret : “Dans mon carnet d'Etat civil, il est écrit noir sur blanc que je suis de Fès. Lorsque je suis né, Taza n'existait pas en tant qu'entité administrative, elle dépendait de la province de Fès”, argue-t-il, une petite note d'irritation dans la voix. Il finira toutefois par reconnaître que sa famille fait partie de la vague de migration des tribus voisines vers la ville, qu'il n'est arrivé à Fès “intra muros” qu'en 1973. “Sa famille et celle de sa femme, Fatima Tariq, se sont installées à Dhar Lahouanet. Un quartier populaire limitrophe de l'ancienne place de commerce”, précise Ahmed, qui habitait à quelques encablures du domicile des Chabat. Depuis, la smala a bien évidemment changé de quartier… “Premier de la classe” Tout au long de l'entretien, Hamid Chabat s'évertue à montrer l'étendue de son instruction, comme pour démonter l'image d'illettré qui lui colle à la peau : “J'ai fait mes études primaires à Chaouen, où mon grand frère était instituteur. J'ai continué mes études secondaires jusqu'au brevet”. Mouais… En tout cas, ses détracteurs maintiennent mordicus qu'il prend toujours des leçons particulières de français et d'arabe “pour surmonter ce complexe d'infériorité, liée à sa faible instruction”. Après le brevet, le jeune homme a le choix entre le centre de formation des instituteurs, l'école des infirmiers et le centre de qualification professionnelle. Curieusement, il choisit cette dernière option. Son diplôme de technicien tourneur en poche, il passe avec succès un concours de l'OCP à Khouribga. Il ne rejoindra jamais l'Office chérifien, ses parents refusant qu'il s'installe loin de Fès. C'est donc en se pliant à la volonté parentale qu'il entre chez Texnord, alors florissante entreprise fassie de textile. Une année plus tard, on le retrouve à la SIMEF, ancienne manufacture d'armes devenue fabrique de petits moteurs, “après avoir réussi le concours d'entrée”, insiste-t-il. C'est là que l'aventure syndicale et l'ascension de Hamid Chabat commencent. Au début fut le syndicat Beaucoup qualifient le député fassi d'opportuniste. Lui parlerait plutôt de baraka et de chances à saisir. Il ne ratera pas celle qui se présente à lui en 1974, quand les militaires qui dirigent la SIMEF cèdent les commandes à des civils. À l'extérieur de l'usine, la tension sociale et politique est à son summum, et l'étau se resserre sur la gauche, partis comme syndicats, accusés de vouloir renverser le régime. Hamid Chabat choisit intelligemment de se ranger sous la bannière de l'UGTM, plus conciliante, et profite de la brèche pour se retrouver, après les premières élections professionnelles de 1976, délégué du personnel. Le calcul est bon : la centrale syndicale, qui commence à gagner du terrain face à la toute puissante UMT, a les faveurs du Pouvoir. Hamid Chabat saura en user pour gravir les échelons au sein de la section locale de l'UGTM, jusqu'à en devenir secrétaire régional. Entre-temps, l'homme, désormais marié et père de famille, voit sa situation professionnelle s'améliorer. Il quitte la médina de Fès pour s'installer au quartier Bensouda en 1986, dans un lotissement réservé au personnel de la SIMEF. C'est d'ailleurs cette même maison qu'il habite encore. Le R+3, à l'architecture très marocaine, ne paye pas de mine. Mais Chabat tient à y rester, ne serait-ce que pour la symbolique. “C'est de la poudre aux yeux. Il a fait construire des villas et de résidences un peu partout, à Fès, Tanger et Marrakech”, glisse un Fassi qui connaît de près le parcours du député. Aujourd'hui, le quartier Bensouda n'est plus ce bidonville qui a porté Chabat aux commandes de sa commune, au milieu des années 1980. Mais s'il tient à y rester, c'est aussi parce qu'il en a fait sa base arrière, le point de ralliement de ses ouailles. C'est ici qu'il organise en 1987 sa première manifestation populaire, qui comptera “40 000 personnes, qui ont répondu à l'appel lancé par une coordination de partis politiques”. Chabat le fugitif Le premier essai, transformé avec brio, booste la popularité de Chabat et l'encourage à revoir ses ambitions à la hausse. Trop, peut-être : peu le savent, mais en 1989, il pousse l'audace jusqu'à se présenter aux élections pour le poste de … Secrétaire général du Parti de l'Istiqlal ! Bien évidemment, le jeune homme de 36 ans est laminé par M'hammed Boucetta. Mais qu'importe. Chabat attend son heure. Elle sonnera en décembre 1990, quand la ville de Fès s'embrase. C'est l'occasion pour le jeune syndicaliste de s'acheter une “street credibility” : accusé par le ministère de l'Intérieur d'être l'instigateur des émeutes, il ne s'en défend pas, bien au contraire. Recherché par la police, il quitte la ville et disparaît dans la nature. Il se dit même que durant ces 18 à 24 mois de cavale, il se serait caché à Ksar Sghir, dans l'une des résidences d'un certain Hamidou Dib, baron de drogue arrêté durant la campagne d'assainissement de 1996. “C'est faux, proteste-t-il mollement. Je m'étais réfugié chez des amis dans le Nord, à Tanger et à Tétouan”. Ce n'est qu'en 1992 qu'il réapparaît de nouveau en public. Sans perdre de temps, il s'engage dans les communales et accède à la vice-présidence de la commune de Zoagha, à Fès. Son statut de “fugitif” le poursuivra pourtant jusqu'en 1996, date à laquelle il est enfin gracié par le roi. La même année, il est élu président de sa commune. “Un marché conclu avec l'autorité ?”, s'interroge un fin connaisseur de la vie politique fassie. L'édile local qu'est devenu Hamid Chabat commence à tisser son réseau de relations à un niveau supérieur. Il conforte sa stratégie de fidélisation des “masses populaires”, en multipliant les gestes de générosité. C'est d'ailleurs dans cette population, dit-on, qu'il puisera le noyau dur de sa “milice” (lire encadré). Il entreprend ensuite de séduire l'élite fassie, à coups de menus services. Il concentre le tir vers les promoteurs immobiliers, qui continuent jusqu'à aujourd'hui à être son principal soutien financier. “Ce ne sont pas les modestes gens du quartier Bensouda qui ont financé le convoi des 30 bus partis le soutenir le mercredi 20 mai à Rabat, pendant le procès intenté contre lui par la Jeunesse socialiste”. Au final, le convoi de bus est bloqué par les autorités, mais les “groupies” du maire se déplaceront quand même, en nombre, à bord de leurs voitures personnelles. Signe que la stratégie Chabat fonctionne. En arriver à cette force de frappe lui a pris presque deux décennies, durant lesquelles son étoile est montée en flèche. D'abord au niveau du syndicat. En 2006, il conduit avec son ami et compagnon de toujours, Mohamed Benjoullon Andaloussi, un putsch blanc contre le jusque-là inamovible Abderrazak Afilal. Deux ans plus tard, rebelote. Cette fois-ci, Chabat monte une OPA sur le syndicat, évince Andaloussi et se retrouve enfin seul aux commandes. À partir de ce moment, les événements s'accélèrent. Lors du 15e congrès de l'Istiqlal, tenu en janvier 2009, il est porté par ses amis de l'UGTM au Comité exécutif de l'Istiqlal. Une ascension rapide, qui fait dire à ses adversaires (comme à ses amis) qu'il pourrait bientôt briguer le secrétariat général de la première formation politique du pays, lors de son prochain congrès. Prudent, Chabat ne cesse de montrer patte blanche, répétant à tout va tout le bien qu'il pense de Abbas El Fassi. Avant de glisser “que le parti regorge de jeunes compétences qui pourraient se présenter, tout comme je l'avais fait en 1989”. L'exemple Belkora Une attitude politiquement correcte, dont il n'a pas vraiment l'habitude. Chabat est surtout un bagarreur né, au verbe provocateur, qui sait toujours créer l'événement, plus souvent la polémique, autour de sa personne. Il sait aussi s'en servir. “Oui, des fois, il faut provoquer l'actualité, quitte à revenir sur des événements historiques”, reconnaît-t-il, faisant référence à ses récentes sorties contre le leader de gauche Mehdi Ben Barka. Ses détracteurs considèrent autrement cette veine provocatrice : “Nul n'est capable de tant d'audace s'il n'a pas les arrières bien protégés. C'est une évidence”, lance ce jeune Fassi. Mais son attaque contre Ben Barka est peut-être la provocation de trop. Dans la ville qu'il dirige depuis 6 ans en maître absolu, cette “incursion dans l'histoire” est plutôt mal vue. “Qu'il laisse les morts reposer en paix dans leur tombes !”, s'exclame cette vielle femme, croisée dans les étroites ruelles de la médina. Mais pas de quoi altérer la cote de popularité du maire, pratiquement plébiscité par ses électeurs. “Il faut bien reconnaître qu'il a mis fin à la gestion désastreuse de la ville par les socialistes”, commente ce Fassi, attablé dans le café Nidal… propriété de Chabat et portant le nom de l'un de ses fils. “Il y a certes les islamistes du PJD. Mais les gens ont peur de voir de nouveau la ville bloquée. L'exemple Belkora est encore dans tous les esprits”, explique ce fin connaisseur de la vie politique locale. Dans les salons feutrés de la ville impériale, Chabat est à la fois méprisé, craint et envié. “Il n'est pas foncièrement mauvais. Par contre, c'est un homme très rusé, qui tire sur tout ce qui bouge et qui n'hésite pas à employer la force et l'argent. Il donne d'une main pour enlever de l'autre”, estime Abdelhamid Mernissi, qui se présente à Fès sous les couleurs du PAM. Le principal intéressé n'en fait pas grand cas. Il termine l'entrevue en lançant, dans un bruyant éclat de rire : “Les usfpéistes ont du mal à établir une liste. Je crois qu'il va falloir leur donner un coup de main”. Sacré Chabat ! Zakaria Choukrallah et Tahar Abou El Farah