La mouvance populaire et aujourd'hui le syndicaliste Chabat le traite d'assassin. L'USFP fait en lui un symbole de la Nation. La télévision, lui consacre pour la première fois un documentaire. Ben Barka est plus que jamais au centre de la scène politique nationale. Il a toujours été au centre d'un conflit entre les socialistes et le Pouvoir. USFP et autres partis de la gauche, mais également associations de la société civile, ne cessent de demander que soit levé le voile sur les circonstances de sa disparition. Pour la première fois, Mehdi Ben Barka est au centre d'une guéguerre entre l'Istiqlal et l'USFP. L'Istiqlalien et chef de l'UGTM, Hamid Chabat s'attaque directement à ce symbole national et va jusqu'à le traiter d'assassin. L'USFP réagit sur différents plans. Lors d'un récent conseil du gouvernement, le ministre d'Etat Mohammed Elyazghi frappe du poing sur la table et demande que la vérité sur la disparition de Ben Barka soit révélée. La base du parti, elle, soutenue par les organes dirigeants, a annoncé pour jeudi 7 mai, une imposante manifestation devant les locaux du CCDH pour faire entendre la même revendication. De quelle période on parle ? Flash back. En cette journée du 4 mais 1956, le Maroc politique a sombré dans une spirale de violence inattendue. Alors que les premiers jours de l'indépendance annonçaient l'accalmie et le début de la construction de l'Etat marocain moderne, l'Istiqlal dépité suite à une sous représentation au gouvernement est au centre de tensions aussi bien interne que vis-à-vis de ses rivaux. Mai 1956, ce parti a commence à s'en prendre à son rival immédiat, le PDI (parti démocrate de l'indépendance). Dix-sept personnes membres de ce parti ont disparu. Abdelhadi Boutaleb, ancien membre du PDI et membre fondateur de l'UNFP, relate les faits, certes sans grand détail, dans son livre témoignage “Un demi siècle dans les arcanes de la politique”. “Il s'est produit, raconte-t-il, des événements au cours desquels des bandes armées ont assailli des jeunes de notre parti (NDLR le PDI) dans la région de Souk El-Arbâa, laissant morts et blessés. Il était surprenant que cela se produise alors que nous coopérions nos adversaires et nous, au sein du même gouvernement (...). Plus surprenant encore c'est que cela se soit produit alors que la sûreté nationale était dirigée par un militant nationaliste du parti de l'Istiqlal: feu Mohamed Laghzaoui. Les activités de ces bandes on dégénéré en troubles systématiques”. “Si Laghzaoui était avant l'indépendance militant du PI, après 1955 est devenu un haut fonctionnaire de l'Etat et n'avais d'obédience qu'à la monarchie et spécialement le prince héritier”, nuance l'historien Mostafa Bouaziz. N'empêche que l'atrocité des ces exactions a été telle que dans ce qui a été communément appelé depuis, Dar Bricha, “les gens ont été enterrés vivants. Le comble, c'étaient eux qui ont creusés leurs propres tombes avant d'y être précipités”, témoigne Mohamed Ibn Azzouz Hakime, historien et militant, à l'époque, au sein du Parti de l'Unité et puis du Parti de la Réforme nationale. “Il y'eut également Dar Rhouni, dans la même régions du nord qui a connue des drames similaires”, ajoute-t-il. Et ce ne sont pas les seuls cas D'autres personnes appartenant à d'autres mouvances ont fait les frais des règlement de comptes de cette période. “Il n y a qu'à voir les rues et avenues de Casablanca, beaucoup d'entre elles portent les noms de nationalistes tués dans ces circonstances. C'est le cas entre autre de Brahim Roudani, père spirituel de Abbas Msaâdi, Ziraoui, Benabdellah, Rahal El Meskini, Brahim Ouazzani. Ils sont tous été assassinés par leurs compagnons d'armes. Mais personne n'évoque leurs noms aujourd'hui”, soutient l'historien Mustapha Bouaziz. Les auteurs ? “Nous ne les connaissons pas. C'était un mélange de gens et de tendances. C'était une période sombre. La régions du Nord, par exemple, était gérée administrativement par Abdelkhalek Torres, mais ceux qui y détenait vraiment le pouvoir étaient des gouverneurs issus de l'armée de libération et du parti de l'Istiqlal”, poursuit Ibn Azzouz. Insécurité et anarchie Ce qui est sur sûr, c'est que “la sûreté nationale ne réagissait même pas pour identifier les instigateurs”, relate Abdelhadi Boutaleb. Ces événements ont atteint leur paroxysme l'année suivante, en 1957, juste avant l'éclatement des événements du Rif. Et quelle a été la responsabilité de Ben Barka dans tout cela ? “Ben Barka faisait parti du mouvement national et du pari de l'Istiqlal, mais il n'était pas seul. Il y'avait d'autres personnes”, soutient Ibn Azzouz. En réalité, l'ancien Istiqlal, auquel ont été attribuées nombreuses de ces exactions, avait alors une direction quadripartie. Mehdi Ben Ben Barka était délégué à l'organisation, il s'occupait de la partie exécutive. Allal El Fassi veillait sur le volet idéologique, Ahmed Balafrej se chargeait de coté politique et Abderrahim Bouabid des relations internationales. A voir cette structure, le raccourci est vite fait entre les massacres et leur supposé ordonnateur, à savoir Mehdi Ben Barka en tant que chargé de l'organisation au parti. Il faut dire qu'à cette époque la gâchette était très facile. “La sécurité au sens policier du terme, n'existait pas”, comme le soutient l'historien Mustapha Bouaziz. “Nous parlons d'une période éminemment complexe, celle de transition entre l'Etat colonial et l'Etat post-colonial. Le pouvoir était un lieux de conflit entre différents prétendants”, explique-t-il. Pour simplifier, nous dirons qu'il y avait trois tendances majoritaires : les royalistes, l'Istiqlal et le PDI. Il y'en avait d'autres, mais moins visibles. Et “la question des responsabilités personnelles de tel ou tel nationaliste dans tel ou tel événement du genre (l'élimination par la violence) est très délicate. Car nous n'avons pas encore élucidé avec précision la chaîne du commandement”, ajoute ce spécialiste de l'Histoire contemporaine du Maroc. Y avait-il décision prise d'éliminer untel ? Par quelle instance ? Quel a été le cheminement du commandement ? S'interroge ce professeur de la faculté des lettres de Ain Chouk. “À ce jour, tout ce que l'on sait, ne dépasse guère le niveau des exécutants. Et dans plusieurs cas, ceux qui ont exécuté ont agit par réflexe ou par improvisation”, affirme l'historien. Le cas Abdelaziz Ben Driss est éloquent. Ce fassi, inspecteur du parti de l'Istiqlal aurait été tué dans la région de Marrakech, à Tahannaout, lors d'une rixe ordinaire. “À ma connaissance, il n'y a aucun lien entre Mehdi Ben Barka et l'assassinat ou l'exécution de Ben Driss. L'affaire a d'ailleurs été jugée et close”, soutient M. Bouaziz. L'historien, va plus loin et considère que le fait de se focaliser sur une personne comme Ben Barka ou un parti comme l'Istiqlal ou l'UNFP “est une aberration et relève de la manœuvre politicienne de bas étage”. Ce qui confirme cette instrumentalisation de l'histoire est le fait de se concentrer seulement sur deux noms : Abbas El Masaâdi que le mouvance populaire accuse Ben Barka d'avoir assassiné et Abdelaziz Ben Driss de la mort duquel Chabat tient Ben Barka pour responsable. Ben Barka, le bourreau ou un héros ? Mais, qui était l'homme en réalité. Un assassin sanguinaire comme tente à le présenter ses détracteurs, la mouvance populaire hier et aujourd'hui le patron de l'UGTM, ou un fervent nationaliste pacifiste ? “Il était un dirigeant politique, un militant nationaliste d'une trempe spéciale. Il était fier, très prudent et n'accordait pas facilement sa confiance. (...). Aux dires de plusieurs de ses amis, il n'avait pas la fibre démocratique. Il tenait à l'exercice de l'autorité, et était un de ceux qui voulaient que leur parti assume seul le pouvoir (...)“, soutient Abdelhadi Boutaleb dans son livre. Et ce, avant pour affirmer plus loin que l'homme n'était pas comme il se le présentait, ou alors qu'il avait changé entre temps. “Quand nous étions dans l'UNFP (...) Mehdi ne nous imposait pas ses vues”, affirme-t-il. “Ben Barka était un grand nationaliste. C'est un leader d'envergure internationale. Il était l'artisan du voyage de Mohammed V à Tanger. Il était le créateur du tiers-monde, à la fois du mot et de la mouvance. Il avait sa vision de l'Etat moderne marocain, une vision moderniste, volontariste et peut être un peu jacobine (centralisatrice). Cette vision était en compétition et en opposition avec d'autres visions”, tranche M. Bouaziz. Au-delà de ces deux facettes d'assassin politique ou d'un héros de la nation que l'on a collé jusqu'à ce jour à l'homme, est même allé jusqu'à lui coller celle d'un collaborateur avec les services de renseignements étrangers. Ce qui tiré de son contexte, reste infondé. Pour l'historien M. Bouaziz, “Ben Barka fait partie du patrimoine culturel et politique marocain”. Lui et d'autres acteurs ont été les artisans d'une partie, certes encore sombre, de l'histoire du Maroc. Et “pour l'intérêt du Maroc, du peuple marocaine, de la connaissance historique et de la connaissance humaine en générale, il ne faut pas traiter cette phase très importante avec légèreté”, soutient l'historien. Tahar Abou El Farah