Dans sa galerie Alif-Ba, Houcine Talal, fils de la grande peintre Chaïbia entretient avec soin les œuvres qui ornent le lieu. Et plus que tout, il entretient les joies comme les tristesses des souvenirs de sa défunte mère. Galerie Alif-Ba : un endroit paisible à l'atmosphère intimiste. Houcine Talal, maître des céans, est chaleureux et affable. Sur les mûrs, tel un album-souvenir, des photos portraits monochromes d'artistes peintres côtoient les toiles. Et sur les quelques tables basses, trône une panoplie d'objets d'art que le fils de la grande Chaïbia Talal entretient jalousement. Dans ce petit coin de paradis pictural, le visiteur peut apercevoir un petit tableau signé de la main du maître Picasso. Houcine Talal est fier de le montrer, mais il l'est encore plus quand il raconte une anecdote à son propos. “J'avais acheté ce tableau à New York. Quand je l'ai montré à ma mère, en cachant la signature de Picasso, elle m'avait dit : d'où tu sors ce tableau, je ne me rappelle plus quand est-ce que je l'avais peint !”. Belle entrée en la matière pour que le fils puisse raconter la grande Chaïbia. “Ma mère est née à Chtouka (ndlr : région d'Azemmour). Enfant, elle passait ses journées à pendre des coquelicots à ses cheveux et à ramasser les coquillages. Tous les habitants du village la prenaient pour une folle”. L'artiste se souvient, au détail près, de ces longues soirées intimes, loin des projecteurs des galeries, où la curiosité de l'enfant ne demandait qu'à être rassasiée. “Dans sa famille, ma mère était chargée de garder les poules et leurs poussins. Et à chaque fois qu'elle en perdait un, elle allait se cacher dans les bottes de foin par crainte de se faire réprimander par sa mère”. Mais la vie n'a pas été de toute aise pour la future artiste. “Après un bref séjour chez son oncle à Casablanca dans la rue Blaise Pascal, ma mère s'est mariée. Elle avait treize ans”. La suite de l'histoire est connue : Quelques années plus tard, suite à un accident, le mari décède laissant Chaïbia seule au monde avec, à sa charge, son enfant Houcine, âgé à peine d'un an. Aujourd'hui, l'enfant, Houcine Talal, en remontant loin dans ses souvenirs raconte : “Ma mère a dû travailler comme domestique chez plusieurs familles européennes. Elle filait aussi la laine et la vendait pour subvenir à nos besoins et pour payer les frais de ma scolarité”. Dans leur très modeste demeure du quartier Derb Sultan de Casablanca, la mère et son enfant vivaient sans électricité. “J'ai fait une grande partie de mes études à la lumière d'une bougie”, se souvient Houcine qui, quelques années plus tard, partira faire ses études à l'étranger. Il en reviendra artiste peintre. “Quand je rentrais à la maison tout barbouillé de peinture. Ma mère disait : j'en ai marre de devoir toujours laver cette peinture ! Elle ne savait pas encore qu'un de ces jours j'allais la retrouver, barbouillée, elle aussi, de peinture”. Naissance d'une légende En 1965, le critique d'art français Pierre Gaudibert débarque au Maroc pour une étude sur les expressions picturales marocaines. Il était accompagné du grand peintre marocain Ahmed Charkaoui. Parmi les peintres intéressant Guadibert figurait Houcine Talal à qui il rend visite. “Nous étions tous assis dans une chambre où je montrais mes œuvres à Charkaoui et Gaudibert. Soudain, ma mère a fait irruption avec, dans ses mains, des bouts de carton. C'était des tableaux qu'elle avait peints avec ses doigts”. Quand Pierre Guadibert a examiné ce que Chaïbia venait de produire, il n'a pas pu cacher son étonnement. En aparté, il dira à Houcine Talal : “Écoutez, si au-delà de trois mois, votre mère continue à peindre, ses œuvres feront le tour du monde !”. En 1966, Chaïbia participe au salon des “surindépendants” au musée d'Art moderne de Paris et expose la galerie Solstice. “Depuis, les expositions s'enchaînent partout dans le monde, d'Algesiras à la Nouvelle-Zélande, sans oublier le continent américain”. Le talent de la native de Chtouka est reconnu et plébiscité par les plus grands critiques d'art. Ses toiles côtoieront celles de Picasso et de Modigliani pour ne citer que ceux-là. De quoi faire taire les mauvaises langues qui n'hésitaient pas à mettre dans le même casier manque d'instruction et art Naïf. Et au fils de confirmer : “Non, Chaïbia ne faisait pas de l'art naïf. L'art naïf est répétitif, alors que la peinture de Chaïbia était à chaque fois nouvelle et ouverte de plus en plus sur le monde”. Une blessure... “Un jour, se souvient Houcine sans pouvoir cacher son sourire, un journaliste français est venu interviewer ma mère. Sa première question était : ‘Chaïbia, vous faites du naïf ?'. La réponse de ma mère ne s'est pas fait attendre. Elle lui répond : Naïf Houa bbak !!! (C'est ton père le naïf)”. Malgré tout le succès que Chaïbia a eu, elle est restée elle-même : la femme simple, fermement et profondément enracinée dans sa terre natale. “Elle aimait tout le monde, nous dit Houcine Talal. Elle avait un grand sens d'empathie et de compassion envers les plus démunis”. Le fils de Chaïbia raconte aussi comment sa mère avait l'habitude de prendre soin des jeunes filles en difficulté. Elle les prenait en charge jusqu'à ce qu'elles puissent le faire par elles-mêmes. “Elle avait aussi beaucoup d'amour pour les enfants et ce n'est pas pour rien qu'on pouvait voir une trentaine de gosses l'attendre devant l'entrée du cinéma du quartier pour qu'elle leur paie les tickets”, continue Houcine. Et d'ajouter “Au-delà de la dimension locale, Chaïbia s'impliquera dans un très grand nombre d'actions humanitaires dans le monde. En 1990, elle est nommée députée au Parlement Mondial de la Sûreté et de la Paix qui siège en Italie”. La peintre insistait sur la nécessité de l'éducation et de l'instruction des femmes et des enfants. Et dans un entretien qu'elle a eu avec l'écrivaine Fatima Mernissi, Chaïbia Talal dira : “J'insiste sur l'éducation parce que l'analphabétisme est une blessure. Il faut préparer un Maroc où aucune femme n'est blessée. Car même avec le succès, la blessure ne guérit jamais”. Merci Houcine, merci Chaïbia ! Imad Bentayeb