Plus de mille deux cent morts en 72 heures. Difficile de le comprendre. Difficile de tenter de traiter, et encore moins d'analyser, l'incroyable quantité d'événements (j'aurais aimé qu'il s'agisse de scènes d'un film) auxquels les Egyptiens ont été soumis la semaine dernière. La police a fait irruption chez moi. Un de mes cousins a été abattu par balles. Un de mes amis a fait ses adieux à sa femme avant de se rendre à une manifestation. Une connaissance est morte deux jours avant de célébrer ses fiançailles. La situation ne dépend plus de la lutte entre les partisans de l'ex-président Mohamed Morsi ou du Général Abd El-Fattah El-Sisi. Elle ne dépend pas des partisans des Frères musulmans (FM) contre les partisans de l'armée. Les raisons pour lesquelles les Egyptiens s'entretuent et mettent le pays à feu et à sang sont plus profondes et plus complexes que tout ce que nous avons vu jusqu'ici. Elles tiennent de la fragmentation de la population égyptienne en plusieurs groupes et de l'effrayante indifférence face à la destruction du pays et de la vie humaine. Ce qui cause le plus de dommage au pays c'est le fait que les Egyptiens se considèrent entre eux comme ennemis et haussent les épaules lorsqu'ils meurent, justifiant leur mort comme «nécessaire». Il n'y a là ni gagnants, ni perdants. Nous sommes tous perdants. Pour sortir de cette crise, nous devons comprendre qu'il ne s'agit pas d'un jeu à somme nulle. Nous devons garder à l'esprit que nous ne sommes pas ennemis. Nous sommes coincés entre l'arbre et l'écorce. Personne ne peut prédire ce qui va arriver dans un avenir proche en Egypte et dans quelle mesure les derniers événements influeront sur la sécurité à long terme du pays et le processus démocratique actuellement en suspens. Ce que nous savons, toutefois, c'est qu'il faut dès à présent stopper la violence et ramener tout le monde à la table des négociations. La manière dont les médias façonnent l'opinion est plus claire que jamais. Ainsi, tandis qu'un média montre la photo d'une femme se dressant fièrement devant un char, un autre média montre cette même femme aux côtés d'un officier lui donnant à boire. De même, tandis qu'une chaîne de télévision montre des manifestants en train de pousser un fourgon de police du haut d'un pont, une autre chaîne montre ledit fourgon se renverser dans la panique. Une grande partie des Egyptiens (un quart d'entre eux sont analphabètes) tiennent leur savoir de ce qu'ils voient sur le petit écran. Et il y a une grande différence selon qui le regarde. Le terroriste sur une chaîne de télévision sera une innocente victime non armée sur une autre chaîne. L'officier de police présenté comme un meurtrier sur une chaîne est montré, sur une autre chaîne, comme un officier qui a été passé à tabac par un groupe d'individus malveillants. Il y a tant de violence qu'on ne peut plus dire qui sème le désordre et qui manifeste pacifiquement, pas plus qu'il n'est possible de distinguer le voyou de l'agent en civil ou le policier armé du civil. On ne peut plus dire pour quelle cause exactement les gens meurent. «Personne n'a raison si tout le monde a tort» disent les paroles d'une vieille chanson. Autrement dit, personne n'est innocent. Il nous faut éteindre nos postes de télévision et prendre du recul. Alors que notre navire coule, le moment est venu pour nous de cesser de nous battre de manière hystérique sur la question de l'identité du capitaine et sur la question de savoir qui nous a orientés dans la mauvaise direction. Ce n'est pas le moment de débattre de l'histoire façonnée par les médias, de l'identité des «criminels» et des complots étrangers qui sont mis en œuvre. Trop de sang a été versé, au point qu'il a éclipsé tout le reste. Peu importe que ceux qui sont morts et ceux qui continuent de mourir soient pour ou contre ce en quoi nous croyons. Ce qui importe c'est qu'ils sont morts ou en train de mourir. Il est temps pour nous de nous rendre compte que l'Egypte risque de connaître des jours plus sombres que ceux que nous avons observés sous l'ancien président Moubarak et de perdre tout ce qu'il a acquis depuis le 25 janvier 2011. La violence n'engendre que la violence. Chaque camp doit se rendre compte qu'il ne fait que nuire à sa cause. Nous n'avons qu'à regarder notre histoire, nos coups d'Etat et nos révolutions pour constater que les deux camps ne font que répéter les mêmes erreurs. Les Frères musulmans qui réduisent le pays en cendres ne sont parvenus qu'à se mettre le reste du pays à dos et à justifier leur exclusion du processus politique. Or, réprimer et interdire des groupes politiques tels que les FM n'entraîne que colère et injustice et ne conduit qu'à la radicalisation. Mettons fin à cette violence avant que davantage de camions transportant des corps en décomposition ne stationnent à côté des morgues trop pleines pour accueillir de nouveaux cadavres. «Prenez garde lorsque vous luttez contre des monstres, de ne pas en devenir un vous-même,» disait Friedrich Nietzsche. Les Egyptiens se battent contre une multitude de monstres. Si nous ne sommes pas vigilants, le plus grand monstre de tous pourrait bien apparaître parmi nous.