Vos déclarations lors d'une conférence organisée au mois d'avril par l'AMDH ont suscité une controverse et de vives réactions, notamment de la part des conservateurs et des islamistes radicaux. Quel est le contexte de ces déclarations et leur réelle signification ? C'était un contexte national qui a connu un débat approfondi sur la question des valeurs, et mon objectif était de montrer que dans le système éducatif national il y a une dualité de valeurs et une sorte de schizophrénie où on met les valeurs traditionnelles et religieuses au côté des valeurs modernes sans chercher à les faire adapter aux besoins de la société actuelle qui se modernise petit à petit. Cette schizophrénie entrave la formation des élèves et des étudiants, ce qui n'est pas adaptable avec les objectifs de la pédagogie moderne, et j'ai donné l'exemple de la violence dans les manuels scolaires et j'ai dit que dire que l'Islam est une religion qui s'est propagée d'une manière pacifique est contradictoire avec le fait de parler des « Ghazawat » et des guerres saintes et d'introduire dans les manuels les lettres du prophète qui comprennent des menaces aux rois de l'époque et, bien entendu, je n'ai pas dit que ces lettres sont terroristes. Non, j'ai dit que si elles étaient reproduites aujourd'hui, elles auraient été qualifiées de lettres terroristes, car dans le contexte du prophète, le terme «terrorisme» n'existait pas et, bien entendu, on pouvait combattre les autres pour leur imposer une autre religion. C'était une culture de l'époque. Mais aujourd'hui on a une autre culture qui est différente de la culture du prophète.Malheureusement, mes propos ont été interprétés autrement par les salafistes, les extrémistes et les fanatiques religieux qui ont considéré que mes propos portent atteinte à la personne du prophète, ce qui n'était pas le cas. Mais les modérés ont également constaté que vous auriez pu éviter cette déclaration notamment dans une société dont vous connaissez la nature… Non, pour un intellectuel indépendant, il n'est pas question d'éviter de dire la vérité. Il faut absolument déclarer la vérité avec un esprit critique et rationnel et éviter de porter atteinte à la religion et aux symboles religieux. Ça c'est contraire aux principes des défenseurs des droits humains. On peut défendre les droits humains sans porter atteinte aux croyances des autres ni aux religions. Ces lettres ne sont pas la seule chose qui vous gêne dans les manuels scolaires, vous pointez du doigt la partie qui traite l'histoire du Maroc. Quelles sont vos remarques à cet égard ? Oui, bien entendu, la question de la relecture de l'histoire est une question fondamentale aujourd'hui. Car, on ne peut pas régler les problèmes de l'identité, les problèmes de la pluralité et la diversité linguistiques sans régler d'abord le problème de l'histoire. Tout simplement parce que cela fait plus d'un demi-siècle qu'on nous impose une version officielle de l'histoire du Maroc et, dans cette version, on propose une lecture arabo-musulmane de notre histoire, où on a exclu la dimension amazighe et les composantes culturelles et linguistiques. Les symboles et les personnages de l'histoire amazighe ont aussi été mis de côté. L'objectif était d'approfondir l'idée de l'Etat-nation centralisateur basé sur l'arabité et sur l'Islam. Cette version idéologique de l'histoire voulait justifier l'identité arabo-musulmane du Maroc. Mais aujourd'hui, avec la reconnaissance de l'amazigh dans la Constitution, il est impératif de revoir l'histoire du Maroc et d'entamer une relecture scientifique et académique qui prend en considération toutes les composantes de l'identité nationale telles qu'elles sont citées dans la Constitution. Cela passe par les tabous de l'histoire qu'il faut absolument briser pour que les gens sachent qui ils sont et connaissent leur histoire réelle. Et je crois qu'avec la régionalisation élargie, on va pouvoir entamer cette relecture à travers les régions.Relecture ou réécriture de l'histoire ? Non, relecture. Parce que l'histoire est déjà écrite par les historiens d'il y a mille ans, par Ibn Khaldoun, par Doaayif Ribati, par Zayani… et tous ceux qui ont vécu avant nous. Alors tout ce qu'on va écrire est une relecture. Le problème est que notre histoire était écrite par des historiens qui ont toujours été proche du sultan, qui vivaient autour de l'élite qui gouverne. En fait, c'est une histoire officielle des dynasties et des palais, mais on n'a pas connu une histoire de la société, celle du peuple, l'histoire sociale des Marocains, comment les Marocains ont réellement vécu à travers les siècles ? On ne peut pas répondre à travers l'histoire officielle. Donc, il faut une relecture. Ceux qui suivent Ahmed Aassid remarquent que c'est un intellectuel qui défend en même temps la question amazighe et la laïcité. Quelle est la cause que vous défendez le plus ? Elles sont liées. On ne peut pas séparer l'une de l'autre. Je défends les droits humains, l'amazighité et je défends la laïcité. C'est une seule cause. Pour moi, c'est la même bataille parce que quand on reconnaît les droits humains, on est forcément laïc, car les droits humains sont des droits laïcs et quand on défend l'amazighité, on défend la diversité. Et pour reconnaî tre la diversité, il faut être libre d'esprit. Donc, l'amazighité fait partie des droits humains, et la laïcité, c'est la séparation de l'Etat et la religion. Et c'est la reconnaissance de la liberté de conscience qui est la base de toute démocratie. Ainsi, tous ces concepts sont liés et inséparables. Est-ce que votre activisme sur les deux fronts est lié à la laïcité qui a caractérisé la société amazighe marocaine depuis la nuit des temps ? On a été amené à faire une archéologie dans notre patrimoine amazigh pour défendre la laïcité à travers notre patrimoine ancestral. Et ce qui nous a poussé à faire ce travail, c'est que les intégristes et les idéologues de l'islamisme politique ont essayé de nier l'existence d'une tendance laïque dans notre société en disant que la laïcité est occidentale et qu'elle n'a rien à voir avec nos traditions ancestrales pour monopoliser le discours sur ces traditions ancestrales. Et pour contrer ce discours, on a revisité notre patrimoine amazigh pour prouver que les valeurs laïques sont séculaires et qu'elles existent dans notre patrimoine. La manière dont nos ancêtres géraient les affaires de la communauté était circulaire. Ils faisaient une séparation réelle entre le temporel et le spirituel. L'imam de mosquée n'a jamais fait partie du comité de gestion des affaires de la tribu. « Inaflass » qui sont les membres de ce comité ne sont pas des religieux, ils sont membres de la tribu qui gèrent les affaires socio-économiques et politiques à travers le droit coutumier « Aaraff ». Et ce sont des lois rationnelles. C'est pourquoi l'imam était toujours un étranger qui s'occupe des prières et des affaires religieuses, mais qui reste en dehors de la gestion des affaires terrestres. C'est une forme première de la circularisation. D'un autre côté, ceux qui sont contre la peine de mort se sont également basés sur le droit coutumier amazigh pour dire que la peine de mort n'a jamais existé dans notre tradition marocaine. Cela existait dans les tribunaux de la Shariaa et chez le makhzen. Mais dans les tribus, c'est-à-dire dans tous les territoires occupés par les tribus, on ne pratiquait pas la peine de mort, on ne coupait pas les têtes. On évitait cela. Cela ne faisait pas partie de nos coutumes ou de nos valeurs. La violence contre les femmes, il y en a qui se sont inspirés du droit coutumier amazigh pour défendre les droits de la femme et pour dire que, dans notre patrimoine amazigh, l'homme qui frappait sa femme était sanctionné, il payait une amende. Ce sont là des valeurs qui n'existent pas dans la Shariaa ni dans le référentiel arabo-musulman. Mais cela existe dans tamazight. Et les gens qui disent que ces valeurs universelles sont occidentales et n'ont rien à voir avec notre patrimoine ont tort parce qu'ils ne connaissent pas la tradition marocaine, les coutumes et les valeurs ancestrales marocaines parce qu'ils ignorent, justement, tamazight. Quelles est la validité des accusations portées contre vous concernant vos relations et vos visites en Israël ? Ce ne sont que des mensonges qui ont été déclarés à partir des mosquées et dans des sites électroniques, etc. Ce sont des calomnies qui visent à porter atteinte à la personne, même en instrumentalisant le mensonge. Cela prouve à quel point ces gens-là sont fragiles et faibles. Ils n'arrivent pas à argumenter et à défendre leurs idées. Bien entendu, je n'ai jamais visité Israël et cela ne fait pas partie de mes objectifs parce que j'ai toujours défendu les droits du peuple palestinien. Et la vision du mouvement amazigh, ils l'on expliqué à la presse, c'est que Imazighen sont les défenseurs de tous les peuples opprimés, occupés, qui souffrent de l'occupation et de la dictature. À travers les siècles, il y a trois-mille ans, les Amazighs ont toujours été contre l'occupation et l'invasion. Donc, aujourd'hui, Imazighen ne peuvent pas être avec Israël contre les Palestiniens parce que leur esprit amazigh, à travers l'histoire, a toujours été un esprit révolté contre l'occupation. Nous sommes avec les Palestiniens, mais on n'accepte pas les deux idéologies qui monopolisent l'affaire palestinienne. On est contre le panarabisme et l'Islam politique qui s'approprient cette affaire pour d'autres objectifs. Si on est avec les Palestiniens, c'est du point de vue humaniste et universel. Notre solidarité avec le peuple palestinien se base sur une vision humaniste et sur des valeurs universelles et non pas sur la religion ni sur la race ni sur une idéologie quelconque. On a déclaré cela à maintes reprises. On a même participé, une fois, en 2002, je crois, à une marche pour le peuple palestinien avec des banderoles écrites en Tifinagh. On avait fait neuf banderoles, et on a participé à cette marche pour représenter notre point de vue : on était avec les Palestiniens, mais différemment. Pour revenir à la question de l'Amazigh, vous ne pensez pas qu'à l'exception de l'officialisation de la langue, il n'y a pas d'effets tangibles au sein de la société ? La reconnaissance constitutionnelle de la langue amazighe comme langue officielle, aux côtés de l'arabe est un grand acquis historique parce que c'est un acquis qui permet de créer des lois pour protéger l'amazigh : langue, culture et identité, dans les institutions et dans la société. Sans Constitution, on ne pouvait rien faire. Il y avait des slogans déclarés par les décideurs. Il y avait également des revendications déclarées par le mouvement civil. Mais il n'y avait pas de réalisation parce qu'il n'y avait pas de loi qui pouvait gérer cette question dans les institutions. Maintenant, avec la Constitution, il va y avoir une loi organique. C'est elle qui va déterminer les étapes et les modalités de l'introduction de la langue amazighe dans tous les secteurs de la vie publique. Qu'est-ce qui a été réalisé depuis l'officialisation de l'amazigh, il y a deux ans ? Eh bien, d'abord, il y a eu des ministères qui ont écrit en amazigh sur leur façade et qui ont ordonné à toutes les institutions qui dépendent de ces ministères d'écrire également en amazigh. Donc, on a gagné une chose, c'est que maintenant sur la façade des institutions, il y a la langue amazighe, notamment le ministère de l'Education nationale, le ministère de l'Enseignement supérieur et d'autres ministères qui ont suivi. Malheureusement, c'est fait d'une mauvaise manière, c'est-à-dire que les gens qui écrivent sur les délégations de l'enseignement, des académies, ne maîtrisent pas bien l'amazigh et c'est pourquoi ils écrivent n'importe comment et commettent des erreurs. Vous avez fait des remarques sur ça ? Oui, tout cela on l'a souligné, mais je crois que c'est rattrapable. L'essentiel, c'est qu'il y a une dynamique qui s'est déclenchée et qui va continuer. Bientôt, on va avoir l'espace public écrit en amazigh et en graphie tifinagh, aux côtés de l'arabe et du français. Pour nous, c'est ce qui va donner à l'identité visuelle du pays un aspect amazigh, et c'est fondamental. Mais au sujet des prénoms amazighs le problème persiste… Il y a eu la circulaire du ministère de l'Intérieur pour les prénoms amazighs et qui affirme que ces prénoms sont des prénoms marocains, qui doivent être inscrits et ne doivent donc plus être interdits. C'est un acquis, cela va aboutir à arrêter la discrimination contre les prénoms amazighs. Mais, malheureusement, cette note ministérielle n'est pas distribuée suffisamment. On trouve des officiers de l'Etat civil qui ne connaissent pas cette décision du ministère de tutelle. Donc, le ministère doit véhiculer cette note pour faire comprendre aux officiers de l'Etat civil que le problème a été tranché. Dans les années 90, il était interdit d'écrire en tifinagh ou de porter un signe amazigh, en 2013 la langue amazighe est officielle dans la Constitution, qu'est-ce que cela signifie pour vous ? Et qu'est-ce qui a changé, le monde ou le Maroc ? Beaucoup de choses ont changé. Le monde change, et le Maroc, également, c'est très lent mais on avance quand même, on ne revient pas en arrière et c'est fondamental. La graphie tifinagh était interdite. Des gens ont été emprisonnés pour avoir utilisé cette graphie. Aujourd'hui, c'est la graphie officielle de l'enseignement de l'amazigh dans les écoles et puis, c'est sa sortie dans les milieux publics et sur la façade des institutions. Donc, on peut dire que c'est une grande réussite parce que le tifinagh reflète quatre-mille ans d'histoire. Il reflète la profondeur de l'histoire amazighe, du Maroc et il montre à quel point l'amazighité est enracinée sur la terre marocaine parce que le tifinagh est gravé sur les rochers, la terre. Cela veut dire que la terre parle amazigh. Bien entendu, ceux qui sont contre la graphie tifinaghe, qu'ils soient islamistes, ou panarabistes sont contre, justement, parce qu'ils n'arrivent pas à reconnaître cette profondeur de l'histoire amazighe. Ils ne veulent reconnaître que l'histoire arabo-musulmane du Maroc, c'est-à-dire à travers douze ou quatorze siècles et veulent gommer tout le reste. Mais c'est impossible parce que l'identité de chaque pays repose sur l'histoire profonde de la société, et je crois qu'à travers le tifinagh, les Marocains vont avoir accès aux connaissances de l'histoire antique du Maroc. Propos recueillis par Karim Dahbi