Est-ce que les confessions de pères réunis en collier font un vrai livre ? La manie actuelle des ouvrages thématiques collectifs réunissant des «têtes de gondole» et de presque inconnus a encore frappé avec «Etre père, disent-ils». Sept auteurs s'y confessent, dont Patrick Besson, Jean-Yves Cendrey, Philippe Delerm et Boualem Sansal. Celui-ci avait décrit sa relation avec sa mère dans un précédent ouvrage, lui aussi collectif. Cette fois, l'auteur de «Poste restante : Alger» et du «Village de l'Allemand» (Grand Prix RTL Lire 2008) parle de ses filles Nany et Sabine et de sa femme Anickà. L'épouse «avait son tchèque et un français approximatif et c'est tout, et moi le français, l'arabe dialectal et quelques mots de tchèque attrapés à la volée». Nany corrige volontiers les fautes de ses parents : «Mamôoo, on dit pas la chat, mais le chat, ou la chatte, kocka, el-gât !». On en apprend des belles et des pas mûres, néanmoins, dans ce texte que Boualem Sansal a intitulé «Au commencement était l'école» sur ce que peut devenir l'école si on décide d'en faire le lieu où triomphent les restrictions mentales. On a pu se demander d'où était venue à Boualem Sansal la force, comme irrépressible, qui lui fait écrire ses romans où perce toujours une sorte de rage désolée. L'explication apparaît dans ce texte sur les siens : l'écrivain veut lutter contre l'embrigadement des consciences, la fausse parole, et singulièrement lorsque le mensonge, le semblant, l'hypocrisie, l'étroitesse d'esprit, le refus de l'autre sont dictés par des adultes à l'intention des enfants, à l'école. Alors certains parents les défendent, jusqu'au sacrifice du vivre ensemble. Abdelmajid Benjelloun est, certes, l'auteur d'une bonne dizaine de recueils de poèmes et d'aphorismes. C'est un moraliste qui en presque toute occasion défie les paradoxes avant de s'en réclamer. Dans «Mama» (Anatolia / Le Rocher 2002) il stipule que le cœur des Marocains est prisonnier des mères. Prison dorée, prison adorée par ce spirituel intempérant qu'est Abdelmajid Benjelloun. Voici un livre de fou d'amour qu'on aborderait presque comme un recueil de symptômes. Or, Abdelmajid Benjelloun est poète comme on est roux : de naissance. La langue est sa voix intime, secrète, essentielle. Il est si intérieurement écrivain, Il l'est si nécessairement qu'on en vient à oublier qu'il écrit en français, la ligne mélodique demeurant intrinsèquement marocain. A chaque phrase, c'est l'humain universel qui s'imprime, s'exalte, déprime, s'élève, se rabaisse, écoute, entend, donne à entendre le possible et l'impossible du pensable. On dirait parfois un Léon Bloy musulman, baignant dans la question de l'être au monde. Par un de ces miracles qui se produisent rarement, Abdelmajid Benjelloun, dont tous les livres paraissaient au Maroc, se voit reconnu à sa juste valeur par un grand poète belge William Cliff qui le rencontre avec une délégation d'écrivains de Wallonie–Bruxelles à Rabat. Or, Cliff dont les recueils de poèmes sont parmi «Les diamants noirs» du catalogue des éditions Gallimard, et qui a donné aussi, à la «Table ronde», un roman de vagabond traversé par l'intense souci d'un monde intérieur, présente au fondateur de la collection Anatolia (alors abritée aux éditions du Rocher) ce livre d'extase filiale qu'est «Mama». Samuel Brussels s'enflamme et le publie. Brussels est lui-même écrivain et vient de publier «Ma valise» (Anatolia, 2010), confession ironique et touchante d'un outsider des lettres, convaincu que lecture et liberté vont de pair. Abdelmajid Benjelloun est un météorologue intérieur, un sismographe de l'âme, une vigie du sentiment. William Cliff a raison de s'enthousiasmer. Qui, aujourd'hui, sait encore écrire cela : «Le seul élément démissionnaire dans l'être de Mama fut le corps, le moins important d'entre tous» La force effarante de ce livre d'amour tient à ce que son auteur se désigne comme «l'opposant historique de Mama». Avec une détermination de copiste hanté, Abdelmajid Benjelloun nous introduit dans le gousset d'une âme. Il renouvelle la notion du temps chez le lecteur en nimbant l'heure qu'il est d'une promesse insondable.