Avec « La fleur de mon secret », son onzième film, Pedro Almodovar amorce un virage post-movida et entame une veine qui de « Tout sur ma mère» à « Parle avec elle », en passant par le plus récent « La piel que habito » va signifier ensuite un cycle de la maturité où le cinéaste espagnol va donner la pleine mesure de ses multiples talents de conteur, d'esthète et d'artiste visionnaire. Car Pedro Almodovar est incontestablement l'un des dix cinéastes vivants les plus importants de notre temps, de ceux qui donnent encore le sentiment de construire une œuvre plus large que l'espace d'un seul film. En plus de trois décennies d'activité, Almodovar a déconstruit la narration, exploré les possibilités formelles qu'offre le cinéma, prospecté avec passion sur la régénération des stéréotypes, revisité à sa façon les vieilles traditions hollywoodiennes, livré son propre point de vue du polar ou du mélodrame. Son style reconnaissable et élégant ne dessert jamais le fond mais le rehausse et l'accompagne : splendeur et sobriété des cadrages, virtuosité des caméras en mouvement, aisance des successions scénaristiques, maîtrise de la direction d'acteurs conduisent la trajectoire des contes et des émotions. Au centre du dispositif de « La fleur de mon secret », Marisa Paredes, son actrice fétiche, incarne brillamment une femme malheureuse, en pleine crise. « J'ai voulu faire un film de «bons sentiments», déclarait-il en 1994, mais en évitant à tout prix le piège du sentimentalisme, que je déteste. A l'exception de Kieslowski, les cinéastes d'aujourd'hui ne prennent pas les sentiments comme point de départ de leurs sujets et, en particulier, pas la douleur ». Léo écrit des romans à l'eau de rose sous le pseudonyme d'Amanda Gris. Malheureuse, elle se sent délaissée par son mari Paco, officier des forces de l'Otan. L'amour de Paco est mort, mais Léo s'accroche à tout espoir, aussi absurde soit-il. Pour essayer de sortir Léo de sa déprime, son amie Betty lui fait faire la connaissance d'Angel, rédacteur en chef des pages culturelles du quotidien El País. Sympathique, bon vivant, cinéphile et fan d'Amanda Gris, Angel ne soupçonne pas la véritable identité de cette femme venue lui demander de collaborer à son supplément. Cette rencontre avec Angel redonnera à Léo le goût de la vie… Chez Almodovar en général, la règle est de ne jamais se laisser duper la linéarité des histoires qu'il décrit. Passé maître dans l'invention d'intrigues à la grande sophistication, il excelle dès qu'il s'agit d'emprunter les chemins détournés, les excursions et les prouesses. Avec « La fleur de mon secret », il choisit la simplicité. Et il réussit là à composer un magnifique portrait de femme où la grande Marisa Paredes fait des étincelles et livre sa plus grande interprétation à ce jour. Sentiments à vif, douleur à l'état brut, dépouillement inhabituel, avec tout de même quelques doses d'humour almodovarien distillé ici et là, font de ce film une œuvre incontournable de son auteur en plus d'annoncer le meilleur de sa filmographie à venir. « La fleur de mon secret » n'égale pas « Tout sur ma mère » ni « Parle avec elle » qu'il réalisera quelques années plus tard, mais il demeure un film à voir et à apprécier par tous ceux qui s'intéressent au parcours exceptionnel de l'ex – trublion de la movida madrilène.