La rancune est parfois tenace. On ne pardonne pas à un grand artiste de ne pas être aussi un grand homme. Et Elia Kazan a dû le ressentir encore fortement cette nuit de la fin des années 90 où il était allé chercher son oscar d'honneur sur scène des mains de Martin Scorsese, face à une assistance en partie glaciale. En signe de protestation contre ses agissements passés, plusieurs de ses congénères, jeunes ou moins jeunes, avaient fait le choix de rester assis voire de ne pas applaudir à l'ultime honneur qu'Hollywood lui rendait ce soir là. En tout cas, vu du petit écran, la scène n'était pas très élégante et Kazan, ex communiste, a dû porter très lourdement le poids d'avoir nui aux carrières de ses confrères en les dénonçant nommément face à la commission de Mac Carthy dans les années 50. Ce soir là pourtant, Robert De Niro, aux côtés de Scorsese, rappelait l'importance capitale et révolutionnaire de la filmographie de Kazan. Lui qui bouleversa les codes, fut l'un des initiateurs de l'Actor's Studio et révéla de très grands acteurs tels que Marlon Brando ou James Dean. C'est au tout début des années 50 qu'il décide de s'attaquer à une œuvre de Tennessee Williams qu'il a montée au théâtre quelques années plus tôt. La pièce s'appelle « Un tramway nommé Désir » et a déjà remporté un très vif succès à Broadway avant de susciter l'intérêt de producteurs de la côte Ouest, qui y ont décelé un énorme potentiel cinématographique. Kazan reconduit Brando qui tenait déjà le premier rôle masculin dans sa version scénique et fait appel à Vivien Leigh, passée à la postérité grâce à son incarnation de Scarlett O'Hara dans « Autant en emporte le vent ». Le reste appartient à la grande histoire du cinéma. Dans un appartement minable de La Nouvelle Orléans, Stella Du Bois descendante d'une vieille famille aristocratique, vit avec son mari Stanley Kowalsky (Marlon Brando), un ouvrier d'origine polonaise sensuel pour les beaux yeux duquel elle a abandonné la plantation familiale. Survient Blanche (Vivien Leigh), la soeur de Stella. Psychologiquement ébranlée par le suicide de son mari, elle éprouve une attirance maladive pour son beau-frère tout en étant révulsée par ses manières. Un soir, après une violente querelle, Stanley la viole. L'équilibre précaire de son esprit va se fissurer de plus en plus, et après une scène où Stanley la met face à sa déchéance physique, Blanche sombre complètement dans la folie. Le film acquiert au fil des ans un statut mythique, qui ne se dément pas aujourd'hui encore. Il s'agit alors, au moment de sa sortie, d'une véritable rupture. C'est la première fois que la sexualité apparaît d'une manière aussi frontale dans un univers hollywoodien où elle était calfeutrée. Le jeune Marlon Brando y explose littéralement et s'y expose en objet sexuel troublant. Entre émotion et bestialité, il compose un personnage loin de la neutralité rassurante alors en vigueur. Mais s'il met Brando sur la sellette, « Un tramway nommé Désir » est avant tout un brillant portrait de femme. Vivien Leigh décrochera un second Oscar pour sa magistrale interprétation de Blanche Du Bois, entre idéal de vertu et sordide d'une situation qui la rendra folle. Malgré la censure, Kazan réussira à garder toute la vigueur du texte de Tennessee Williams. Chose à laquelle ne parviendra pas Richard Brooks des années plus tard en édulcorant « La chatte sur un toit brûlant », autre pièce à succès de Williams.