Les salafistes n'ont cessé de faire parler d'eux depuis la chute du régime de Ben Ali. Abderrahim Kader, chercheur à l'Iris et spécialiste du Maghreb et de l'islamisme, analyse la situation actuelle en Tunisie pour Le Soir échos. Des salafistes manifestent leur colère, à Tunis, la semaine dernière après une exposition qualifiée d'atteinte à l'Islam. En médaillon, Abderrahim Kader. Depuis la chute du régime Ben Ali, les extrémistes et notamment les salafistes tentent, à coup de force, d'imposer leur vision à la nouvelle Tunisie. Pourquoi ? Je pense qu'il est d'abord essentiel de rappeler le chemin parcouru par les Tunisiens depuis le départ de Ben Ali, le 14 janvier 2011. La restauration de l'Etat au service des citoyens et non plus d'une clique. Une campagne électorale, qui s'est déroulée dans de bonnes conditions, un scrutin législatif ouvert et sans violences. La composition d'un gouvernement de coalition, avec deux autres partis de centre droit et de centre gauche. Dans ce contexte et après plus d'un demi-siècle de verrouillage du champ public, on peut estimer que le bilan est plutôt positif. Les salafistes représentent une minorité de la société. Ils sont actifs, organisés, disciplinés et violents. Les dérapages ont été nombreux, et on a pu se demander à un moment donné pourquoi le gouvernement ne réagissait pas ? À présent c'est fait. Le ministère de l'Intérieur a réagi avec vigueur, fermeté et sans états d'âme. Après de longs mois de tentatives de dialogue avec la mouvance salafiste, les dirigeants d'Ennahda sont à présent convaincus qu'il n'y a pas d'accord politique possible. Entre-temps, la police a fait son travail, elle a identifié les leaders, repérer les lieux de réunions et ceux qui les soutenaient financièrement. Elle vient de passer à l'action en arrêtant des centaines de personnes, qui vont être déférées devant la justice. C'est une étape très importante, l'Etat restaure son autorité et redonne confiance à la population. De nombreux appels au meurtre ont été lancés à l'encontre des artistes dont les œuvres qualifiées d'atteinte à l'Islam, ont été saccagées la semaine dernière à la Marsa. La jeune démocratie tunisienne est-elle menacée ? La démocratie est un long chemin, chaotique et douloureux. Dans cette progression, il y a un élément fondamental qui est l'idée que nous devons tous accepter la contradiction et la différence. Ma conviction est que le processus démocratique n'est pas en péril. Il y aura encore des affrontements, des avancées, des reculades etc... mais sur le fond, je crois que le choix stratégique d'un système politique ouvert et pluraliste ne sera pas remis en cause. Quelle est la responsabilité du parti islamiste Ennahda au pouvoir dans cette situation ? Ennahda est aujourd'hui confronté à une situation qu'ont connue tous les mouvements politiques, dont les leaders ont vécu les années de dictature en exil. L'actuel gouvernement, dominé par le parti islamiste, est composé d'anciens détenus politiques, d'exilés ou de militants qui sont restés en Tunisie. Ce sont différentes visions, voire perception de la société et de la gestion de l'Etat qui se font face. C'est une difficulté, parce que la population est impatiente et qu'elle a tendance à considérer que le changement doit aller vite, mais le rythme politique s'inscrit toujours dans le long terme. Ce qui naturellement provoque des déceptions. Le manque d'expérience dans la gestion des affaires de l'Etat est également un élément à considérer. Je crois que le fait que le gouvernement ait choisi la fermeté vis-à-vis des salafistes, va renforcer son autorité. Mais l'urgence est aujourd'hui de relancer la machine économique pour permettre au pays de retrouver son dynamisme. La fissure entre les Tunisiens conservateurs et ceux pro-démocratie se creuse de plus en plus. Cela a-t-il un impact sur la transition en cours à votre avis ? Le processus démocratique reste fragile et les divergences qui s'expriment dans la société, se font moins sur le terrain politique que social. Les conditions de vie, le logement, l'emploi, les transports, toutes ces questions sont posées aujourd'hui et débattues. Auparavant il n'y avait pas de problème, donc pas de débat. La différence est fondamentale. En revanche, il y a un sujet sur lequel le gouvernement péche, c'est celui de la justice transitionnelle. C'est un sujet essentiel. Il s'agit de faire la lumière sur les agissements des dirigeants de l'ancien régime et assainir la justice, qui est une institution fondamentale dans une démocratie. Je pense que dans ce genre de situation, il est légitime que des courants différents s'expriment ou se confrontent, et in fine, ce sont les citoyens qui décident en fonction des projets proposés par les différents acteurs politiques. Comment le gouvernement, dirigé par les islamistes, doit-il s'y prendre pour réussir sa mission qui est de restaurer la démocratie en Tunisie après des décennies de dictature ? La démocratie est à la fois un idéal et un ensemble d'institutions et de pratiques. Et puis, il faut des contre-pouvoirs, tout groupe ou association doit pouvoir exercer un contrôle sur les pratiques du gouvernement. C'est également le respect des libertés individuelles et collectives. La justice est l'un des piliers de la démocratie. Et naturellement des médias qui informent les citoyens des affaires publiques. Toutes ces conditions ne sont pas encore réunies en Tunisie. Mais Rome ne s'est pas faite en un jour. Pour bien faire les choses, il faut prendre son temps. Même si parfois l'impatience est légitime, c'est aux dirigeants élus de faire de la pédagogie pour expliquer leur choix et leur démarche. * Tweet * * *