La victoire du parti islamiste Ennahda, devenu première force de l'Assemblée constituante, met en évidence une volonté nette de changement des Tunisiens et une fracture sociale avec les élites laïques. Ennahda célèbre déjà sa victoire. Sans même attendre les résultats officiels, le chef du parti islamiste tunisien Ennahda, Rached Ghannouchi, a estimé hier qu'il serait «tout à fait naturel » que son parti prenne la tête du prochain gouvernement. En attendant, les tractations avec les autres partis politiques vont bon train. « Le gouvernement doit être composé le plus tôt possible, dans un délai qui n'excède pas un mois », a indiqué le leader d'Ennahda, avant d'ajouter que le poste du prochain président de la République devrait être occupé par « une personnalité qui a milité contre la dictature ». Un discours islamiste qui séduit A l'instar de cette déclaration, le discours d'Ennahda, qui prône une rupture totale avec l'ère Ben Ali, est une des raisons de son succès dans les urnes. Cette position, couplée à une campagne de terrain, séduit un électorat tunisien, avide de changement. « Les islamistes en Tunisie ont subi de plein fouet la répression des années Ben Ali. Il a réussi à détruire ce parti et les cadres ont été emprisonnés ou exilés. Mais ce mouvement, puissant dans les années 80, a survécu. Avec la révolution de l'année dernière, il est reconstitué et bénéficie de l'aura de martyr » analyse pour Le Soir échos Pierre Vermeren, professeur d'Histoire du Maghreb contemporain. Les résultats partiels Selon les résultats partiels annoncés par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isié), qui ne portent que sur 9 des 27 circonscriptions du pays et sur les sièges attribués aux Tunisiens de l'étranger, Ennahda prend 37 des 55 sièges attribués. Derrière lui, c'est la gauche nationaliste du Congrès de la République, qui s'octroie 9 sièges, tout comme la liste «Pétition populaire pour la justice et le développement», conduite par un millionnaire installé a Londres, qui a fait campagne via sa télévision privée diffusée en Tunisie. Le parti de gauche Ettakatol obtient 4 sièges, tout comme le Parti démocrate progressiste (PDP, centre). Deuxième raison : Ennahda s'inscrit dans une politique de proximité et réaffirme un nationalisme arabo-musulman. « Les élites tunisiennes qui dirigent le pays depuis un an ont fait peur à une partie de la population qui se sent éloignée d'elles. Elles sont très francophones et axent leur problématiques ou revendications sur les droits de l'Homme, des femmes et culturels. Ce qui passe mal dans une partie de la population », souligne Pierre Vermeren. Hier matin, Rached Ghannouchi regrettait notamment dans une interview à la radio que les Tunisiens soient devenus « franco-arabes ». « C'est de la pollution linguistique » a-t-il estimé, avant d'ajouter « Nous sommes arabes et notre langue c'est la langue arabe ». Un Tunisien sur cinq est islamiste Mais qui est donc cet électorat des islamistes, à l'origine de son succès ? « Il y a un petit décalage avec sa base électorale. Ceux qui ont voté pour Ennahda ne sont pas seulement de sa base, comme c'est le cas au Maroc pour le PJD. C'est allé au-delà du noyau dur historique, Ennahda a touché un second cercle de Tunisiens », nous explique Hamadi Redissi, professeur de sciences politiques à l'Université de Tunis. A l'heure où nous mettions sous presse, les résultats officiels n'étaient pas encore connus, mais Ennahda oscille entre 30 et 40% des suffrages. « Un Tunisien sur cinq est islamiste. Mais aujourd'hui, le débat est sur le deuxième tunisien sur 5. Le parti est en train de réaliser ce pari de conquérir ce deuxième tunisien, en gagnant du côté des classes populaires », poursuit Hamadi Redissi. Pour Ennahda, le défi est donc à présent l'exercice du pouvoir. D'ici un an, l'Assemblée constituante rendra sa copie de la nouvelle Constitution et de nouvelles élections seront organisées. Reste à savoir si d'ici là, Ennahda séduira complétement le « deuxième tunisien sur 5 ».