Le 26 janvier dernier, le parlement a officialisé l'investiture constitutionnelle du gouvernement Benkirane. 100 jours plus tard, Le Soir échos a organisé un débat au siège du journal pour faire le bilan mais aussi relever les défis qui attendent le gouvernement PJD dans les prochains mois. Invités à débattre : le politologue Youssef Belal, l'écrivain et philosophe Driss C. Jaydane, et le professeur d'économie Saâd Belghazi. Ecouter l'integralité du débat Le Soir échos : Quels sont les échecs et les réussites du gouvernement Benkirane, enregistrés au terme des 100 premiers jours de son exercice ? Driss Jaydane : La première réussite c'est d'avoir pu constituer un gouvernement assez rapidement. Il faut aussi rappeler que ce gouvernement est un gouvernement légitimement élu par les Marocains. C'est un gouvernement qui inaugure aussi les nouvelles modalités constitutionnelles de notre pays. De ce point de vue, je serais tenté de dire que la prise de pouvoir s'est passée dans le calme, avec tout ce que cela signifie. Ensuite, il y a une période relativement tranquille, qui est celle de la préparation des dossiers (constitution du gouvernement, négociation avec les uns et les autres). On a eu le sentiment finalement, que c'était un parti (PJD) tout à fait capable de travailler avec les autres. La question que j'ai envie de poser est d'où vient cette facilité ? Quand on connaît le mode de fonctionnement de ce qu'on a appelé un peu facilement un parti islamiste ; cette capacité à négocier assez facilement avec les autres est à réinterroger, car elle préfigure ce qu'elle peut donner lors de toute la durée de leur mandat. C'est aussi un parti qui a bataillé durant de longues années, avec sa propre idéologie, il a fait un travail de terrain, un travail d'analyse. Donc ces gens-là ont un projet de société, une vision de la société qui est claire. D'autre part, les petites polémiques sur les agréments, le dressage de listes, la manière dont on va refaire de la télévision, une télévision qui laverait plus blanc. Je trouve cela totalement inutile. Je pense que notre pays n'a pas besoin de perdre du temps dans ce type de polémiques. Je crois qu'il faut interroger réellement le système de pensée de ceux qui gouvernent le pays aujourd'hui, et surtout comment leur système de pensée peut nous conduire vers une société qui va produire de la prospérité, du droit, de la justice, des emplois, de l'éducation et des richesses de toute sorte. Je pense que le vrai problème est là. Youssef Belal : Je pense d'abord qu'il faut bien avoir en tête le fait que le PJD est venu dans un contexte qui était, pour la monarchie, la meilleure carte à avoir dans le contexte de l'après-contestation. C'était donc la meilleure carte politique comparée aux autres partis du champ politique officiel parce que c'était le parti, comparativement aux autres, qui dispose de l'ancrage social, politique et électoral nécessaire pour absorber la contestation économique et sociale. Il faut donc être bien conscient de cela, car avant la contestation du 20 février, on se dirigeait vers un scénario à la tunisienne ou à l'égyptienne, avec un parti, le PAM, qui allait constituer le pivot du champ politique autour duquel allait se structurer le pouvoir. Tout cela veut dire que le PJD a une légitimité politique et électorale forte, sans précédent dans l'histoire politique du Maroc. Avec le nombre de sièges qu'il a, et le mode de scrutin que nous avons, ce qu'il a fait est exceptionnel. Même la gauche dans son temps a eu besoin d'un accord avec Hassan II pour accéder au pouvoir. Sur la question des 100 jours, je dirais d'abord que le PJD est là pour cinq ans, s'il ne rencontre pas d'incident de parcours (dissolution du Parlement, démission du Chef du gouvernement). Evoquer les 100 premiers jours reviendrait à faire du marketing politique, et le PJD sait faire du marketing politique, il sait communiquer, et sait séduire l'opinion publique. C'est un nouveau style qui marque indéniablement les Marocaines et les Marocains, qui est en rupture avec le faste de la monarchie et des précédents gouvernements. Et cette dimension éthique est très importante. Plus concrètement, il est clair qu'aujourd'hui le PJD est attendu sur deux fronts ou deux grandes questions. Le premier front est la question du fonctionnement des institutions, c'est-à-dire de donner corps et âme à la nouvelle Constitution, pour qu'elle ne soit pas une supercherie, ce qui discréditerait la monarchie. Ce qui implique un véritable gouvernement aux pouvoirs élargis, et qui exerce pleinement ses attributions. Le premier front est donc la démocratisation de l'Etat. Tout le pari du PJD est de dire : moi je fais le pari de la démocratisation de l'Etat avec la monarchie, et presque contre son gré. C'est donc l'approche du PJD. Et cette question est importante en son principe car la contestation du mouvement du 20 février est liée à cela, à la question de tout pouvoir doit rendre des comptes. Mais ceci constitue aussi un moyen, car si on n'a pas un fonctionnement avec des moyens démocratiques, transparents et qui rend des comptes, on ne peut pas agir sur le deuxième front, qui est tout aussi important, si ce n'est plus important : la question économique et sociale. C'est-à-dire la capacité à créer des emplois, à faire de la croissance, à redistribuer des richesses. Et les deux fronts sont en relation l'un avec l'autre. Saâd Belghazi : Je pense qu'il est assez prématuré de parler d'échecs et de réussites. D'abord, sur le plan économique, les contraintes externes, les variables exogènes, la marge de manœuvre politique qui est donnée au gouvernement est réduite. Cette remarque est un fait, mais la question qui se pose est : est-ce que le gouvernement actuel a introduit des ruptures qui étaient en préparation, et qui n'avaient pas pu être faites du temps du gouvernement Youssoufi en raison de contraintes sociales, de contraintes politiques, et j'ajouterai électorales ? Mon sentiment est que ce gouvernement est dans la continuité, c'est-à-dire essaye d'introduire un changement lent, qui ne soit pas de façade mais qui soit du fait des gouvernements antérieurs. Je ne trouve pas de spécificité particulière à ce gouvernement par rapport aux précédents. Je dirais que la couleur politique a changé mais les enjeux et les démarches sont les mêmes. C'est-à-dire aller un peu plus vers la transparence, un peu plus vers la bonne gouvernance, mais tout ceci se fait de manière progressive et sans rupture. Le Soir échos : Leur reprochez-vous cette lenteur ? Saâd Belghazi : Non, je fais un constat. Je pense que cette lenteur, du point de vue de l'économie marocaine, confirme le sentiment général de stabilité. Dans le contexte mondial actuel, cette stabilité présente des avantages, en termes d'attractivité, de visibilité du point de vue des investisseurs, mais aussi en terme de négociations avec les partenaires sociaux. Maintenant les problèmes structurels sont les mêmes. Ce sont les problèmes de l'investissement, de l'emploi, du respect de l'environnement, de la réduction des déséquilibres sociaux. Voilà, les problèmes sont les mêmes, mais on progresse pas à pas. Alors la grande question qui se pose est : va-t-on pouvoir à un moment donné connaître une accélération ? On se pose aussi la question par rapport aux finances publiques, à la caisse de compensation, au dispositif de protection sociale, à l'assurance chômage, va-ton réellement passer à la pratique d'une véritable couverture sociale ? Une vraie assurance maladie ? Un système de retraite plus équitable ? Il est clair que le Maroc est en train de se préparer à un saut qualitatif mais cette préparation est lente et le gouvernement actuel n'utilise pas les mêmes méthodes que le gouvernement précédent. Maintenant il est clair qu'on pourrait arriver à des changements qualitatifs en terme de gouvernance parce qu'il reste encore à résoudre un certain nombre de problèmes dans les domaines de la concurrence, du comportement des entreprises face au marché, et on verra si le gouvernement actuel est capable d'impulser plus de concurrence pour les marchés et plus de respect du travail, mais je n'ai pas le sentiment qu'il y ait une rupture. Le Soir échos : Driss Jaydane, êtes-vous d'accord que le gouvernement poursuit une politique de continuité, une continuité que l'on pourrait qualifier de prudente ? Driss Jaydane : Le gouvernement poursuit une politique de continuité là où il n'a pas le choix. Là ou c'est la règle des marchés financiers, là où c'est la règle des indices des prix internationaux, là où c'est la règle, plus simplement, du comportement des marchés, qui se sont complexifiés. Sur ce plan-là, il poursuit une politique de continuité. Maintenant, le PJD a tout de même prise sur des petites choses. Mais nous sommes un pays qui a besoin de continuer à vendre et à exporter. Nous avons besoin de créer de l'emploi et d'attirer des investisseurs. Nous avons une politique touristique. Tout cela fonctionne-t-il suffisamment bien ? Non, il faut que ça fonctionne mieux. Le Soir échos : Est-ce que le gouvernement a toutes les cartes en main ? Driss Jaydane : Aucun gouvernement aujourd'hui, à l'échelle internationale, n'a toutes les cartes en main. Le Soir échos : Qu'en est-il du rôle de la monarchie dans le secteur économique ? Driss Jaydane : Ce que je crois, c'est que si le gouvernement actuel n'a pas le sentiment de pouvoir travailler comme il le souhaite, nous irons vers des clashs. Nous irons vers des crises et des confrontations. Il faudra justement se poser la question de savoir si c'est un contexte économique général ou c'est parce qu'il y a une différence de cultures dans la gestion des affaires de l'Etat. Le Soir échos : Au terme des cent premiers jours, la cohabitation se passe-t-elle bien entre le Palais et le gouvernement ? Driss Jaydane : Il me semble qu'il y a eu une discussion il y a quelques jours entre Sa Majesté le roi et des membres du gouvernement. La Constitution le permet et l'autorise. Est-ce que ça se passe bien entre la monarchie et le Chef du gouvernement ? Je dirais qu'il va y avoir des hauts et des bas. Nous inaugurons un nouveau mode de gouvernance. Tout n'est pas rodé. Il faut être bien naïf pour croire qu'un système monarchique qui a fonctionné sur le mode de l'interventionnisme va laisser des pans entiers à un gouvernement qui arrive 12 ans après que Sa Majesté est monté sur le trône. C'est aussi 12 ans de travail, il faut dire les choses telles qu'elles sont. C'est 12 ans de développement du pays, 12 ans où on a mis enplace l'INDH. Le Soir échos : A vous entendre, l'on croirait que lors de ces 12 ans, il n'y avait pas de gouvernement ! Driss Jaydane : Non, pas du tout. Ce que je veux dire par là, c'est qu'il faut faire un peu de psychologie politique. Un certain nombre d'initiatives ont été prises par la monarchie, de grands chantiers ont été lancés. Il est normal que la monarchie ait un droit de regard sur ces chantiers, parce que ça touche à sa légitimité propre. Le vrai travail est d'avoir, à un moment donné, la possibilité de dialogue entre un Chef de gouvernement et un monarque. Maintenant, la question est : est-ce qu'on laisse le Chef de gouvernement et son gouvernement élu faire son travail ? Ça, c'est une question déterminante. S'ils ont été élus, s'ils ont des prérogatives, il faut les laisser travailler. Même si on n'est pas d'accord avec leur pensée, il faut leur donner un coup de main, sur le plan économique, social et culturel. Si on aime un tant soit peu son pays, même si on n'est pas d'accord avec des choses qu'on entend, il faut cesser de faire du sabordage systématique. On ne sait pas ce qui peut se passer dans le futur. Je pense qu'il est important de faire des débats honnêtes et sincères avec les uns et les autres, même si on n'est pas d'accord. Youssef Belal : Moi, j'avais déjà traité ce sujet dans les colonnes de votre journal, juste après la constitution du gouvernement Benkirane. J'avais dit que le PJD aura affaire à deux fronts. Le front de sa relation avec le Palais, et celui avec les composantes de sa majorité. J'avais d'ailleurs dit qu'il y aurait des crises entre le Palais et le PJD. Si on lit la Constitution, et si on fait une analyse du contexte politique de l'après M20F, c'est clair que l'on arrive à cette conclusion, et c'est ce qui est arrivé. Le Soir échos : Quand la presse parle de lune de miel entre le Palais et Benkirane. Est-ce qu'elle se trompe ? Youssef Belal : C'est plutôt une « Guerre froide ». C'est évident. Une guerre froide dans laquelle le PJD donne des coups et en reçoit. Il reçoit des coups lorsqu'il adopte le projet de TGV, qui est un non-sens économique, selon mon avis et celui de beaucoup d'autres, alors que le PJD était contre le projet du TGV. Il a aussi reçu des coups dans d'autres dossiers, celui par exemple de la nomination des directeurs d'administrations publiques. Mais en même temps, il donne des coups, lorsqu'il publie la liste des bénéficiaires d'agréments, qui est un premier pas dans la lutte contre l'économie de rente, même si ce n'est pas suffisant. Il a aussi donné des coups sur la question des cahiers des charges, le PJD a été combatif. Sur le plan juridique, le PJD est dans son droit. Mais lorsqu'on voit qu'un fonctionnaire, qui n'a jamais pris la parole par le passé, et qui se met en situation d'insubordination face à son ministre de tutelle et de son gouvernement, on sait très bien que ce type de fonctionnaire, en général, ne pense qu'à sa carrière, et s'il a pris la parole, c'est clairement sous ordre. On a clairement donné à ces fonctionnaires une protection au niveau du Palais, c'est évident. Maintenant, dans le cadre de la relation entre le gouvernement et le Palais, on revient à la question qu'on avait déjà posée auparavant, et qui a été soulevée lors des contestations du M20F : quelle type de monarchie nous voulons ? Parce que tant qu'on aura toujours des centres de pouvoirs qui décident de tout et qui ne sont responsables de rien, ni politiquement, qui n'est soumis à aucun contrôle, ni dans les médias, ni vis-à-vis de l'opinion publique, ni vis-à-vis des électeurs, ni vis-à-vis de la justice, ni vis-à-vis du Parlement, ce sont donc des centres de pouvoirs qui sont omnipotents, qui échappent à tout contrôle. Et ça c'est extrêmement dangereux.