«Mais Hugo et moi avons deux caractères absolument opposés ; lui est froid, calme, sérieux plein de mémoire du bien et du mal ; moi, je suis en dehors, vif, débordant, railleur, oublieux du mal, quelquefois du bien », écrit Alexandre Dumas dans Mes Mémoires. Les grandes amitiés dumasiennes seront tissées par l'admiration, puisées au feu initial, ravivées par des combats menés ensemble. Aussi Victor Hugo pourra-t-il écrire à Dumas fils : « Votre père et moi avons été jeunes ensemble. Je l'aimais et il m'aimait. Alexandre Dumas n'était pas moins haut par le cœur que par l'esprit ; c'était une grande âme bonne. » Et Pierre Josserant, qui présenta et annota Mes Mémoires en 1954, avait raison de voir en Dumas un « bon géant toujours fidèle à l'amitié ». Toute sa vie, Alexandre Dumas aura fait métier d'ami. L'homme à tout faire n'est pas le moins apprécié ; d'ailleurs, ne se nomme-t-il pas Noël Parfait, le « moitié frère, moitié ami » de l'exil belge ? Cependant, c'est l'admiration plus que l'utilisation d'autrui qui amène les débordements d'affection. L'amitié avec Victor Hugo manifeste combien Alexandre Dumas père savait honorer le génie d'autrui. Il y a l'épisode déplaisant des manœuvres de Granier de Cassagnac, protégé de Hugo mais dénonçant en Dumas un plagiaire. Cette attaque en règle est utilisée par Hugo comme une arme, alors même que Dumas constate, s'adressant à l'auteur de Marie Tudor : « Que vous dirai-je, mon ami, sinon que je n'aurais jamais souffert, surtout à la veille d'une représentation d'une de mes pièces, qu'un article passât dans un journal où j'aurais eu l'influence que vous avez aux Débats, contre je ne dirais pas mon rival, mais mon ami. » Cinq ans après nous serons en 1838, et Victor Hugo assistera à la levée du corps de la mère d'Alexandre. Ce qui compte entre Victor et celui que George Sand nommera « le génie de la vie », c'est la reconnaissance réciproque dont rend bien compte une lettre à Hugo en janvier 1865 : « Mon cher Victor, En recevant avant-hier la lettre adressée par vous à mon fils et en reconnaissant votre écriture — j'ai embrassé d'un coup d'œil 35 années de votre vie, écoulées sans un trouble dans notre amitié, sans un nuage dans nos cœurs —, je me suis reproché d'avoir été deux ou trois ans sans vous écrire et sans vous dire combien je vous aime. Cela m'a tourmenté toute une nuit comme un remords. Et je vous écris sans autre but que de rétablir entre nos deux cœurs ce fil électrique qui ne doit jamais ni se rouiller, ni se détendre – quant à le briser il n'y a pas de force humaine qui en soit capable. Je n'ai donc autre chose à vous dire que : à vous de cœur et pour toujours ». Quelle relation houleuse autant qu'affectueuse ! Hugo semble parfois vouloir dompter les sinuosités du talent et de l'existence de Dumas. La générosité d'Alexandre Dumas a toujours su tenir tête à sa prodigalité. Dans le journal des Goncourt, Mémoires de la vie littéraire 1851-1856, nous voici en 1852 : « Un jour, Maurice vint trouver Dumas et lui dit : - Il faut que tu me donnes trente mille francs. - Tu sais bien que je n'ai pas trente mille sous ! - Tu as un moyen bien simple. - Je manque un mariage superbe, il me faut ces trente mille francs : les voilà ! Et il déploya six volumes manuscrits qu'il avait sous le bras : - Tu n'as qu'à mettre ton nom au bas et cela me fera trente mille francs. Dumas lui dit de revenir. Le lendemain, il avait lu le manuscrit et avait mis son nom au bas ». Pour emprunter de l'argent ou de la copie, Alexandre Dumas surgit toujours là où il ne s'y attend pas lui-même. Il est venu sur terre pour faire amitié avec le monde, en forçat qui se libère sous nos yeux incrédules des chaînes qu'il a lui-même forgées et renouvelées. Il avance, d'un péage à l'autre, sur cette route aux mille bifurcations dont la longueur étonne. Il prend ses phrases pour argent comptant et gagne, au passage, l'amitié des lecteurs. De quel secours Alexandre Dumas s'est-il aidé, sinon de l'exhortation faite à soi-même à devenir empereur des lettres ? Comme le dit Napoléon, sous la plume d'Alexandre Dumas montrant Johannot copiant un tableau de Raphaël : Courage, mon ami !