C'est un regard à la fois froid et dérangeant, dépassionné sans être neutre, que nous donne à voir Mourad Gharrach*, sur le voile, à travers une série de mises en scène, toutes réalisées en studio, agencées en triptyques : «Je ne juge pas, dit-il, je suis dans un travail de constat». Par cette conceptualisation de son travail, Mourad Gharrach s'impose une distance et nous oblige, du coup, à regarder ses photographies à partir de cette distance, là où ses origines arabo-musulmanes et son vécu l'auraient entraîné dans une empathie ; là où il aurait été aliéné par un regard occidental et un discours souvent passionnel. Ce que nous regardons dans ces photos est plutôt l'expression d'un regard libre, construit à partir de ses propres références artistiques et philosophiques, conscient aussi des effets qu'il veut déclencher. Il y a quelque chose d'inquiétant et d'innocent dans les photos de Mourad Gharrach. Le même invariant se répète, de photo en photo, et de triptyque en triptyque : celui du corps voilé. S'agit-il d'un homme, s'agit-il d'une femme ? Parfois, il n'est pas facile de trancher. Une répétition qui frôle la monotonie. Il faudrait, cependant, être attentif, regarder donc, les variations : l'attitude du corps, les lignes du drapé, les zones couvertes (ou découvertes du corps), le regard du modèle, le motif du tissu, la lumière… Autant de variations subtiles qui décalent une photo par rapport à une autre sans pour autant déranger le principe des séries selon lequel ce travail veut se présenter. Nous ne pouvons pas, ici, nous empêcher de rappeler le travail de Gaétan Gatian de Clérambault sur le drapé au Maroc. Il y a quelque chose d'inquiétant et d'innocent dans les photos de Mourad Gharrach. D'où l'ambivalence ; le malaise. L'inquiétude provient du regard des modèles (regard tantôt agressif comme s'il voulait repousser l'objectif qui le pointe ( Le foulard de ma mère II ) ; tantôt fuyant, détourné comme par antipathie ou méfiance ( Le foulard de ma mère I et II ) ; regard trouble, pathétique ( Femme drapée III) ; ou englouti par l'ombre, comme pris dans une nuit épaisse qui a mangé tout le visage ( Vierge du désert )) ; doute et difficulté de trancher sur l'identité sexuelle du corps voilé ( Saint Sulpicien ) ; du dénuement du décor dans lequel les modèles sont photographiés ; des ouvertures opérées dans le tissu du voile et qui s'offrent à notre regard comme des anomalies, des enflures, des incisions pathogènes. Nous ne pouvons pas, ici, nous empêcher de rappeler le travail de Gaétan Gatian de Clérambault sur le drapé au Maroc. En même temps, une fraîcheur, une candeur peut-on dire, se dégage de certaines photos ou de leurs légendes : Le foulard de ma mère pourrait être le titre d'un roman ou d'un film. A elle seule, cette légende invite à la rêverie et au voyage. Il s'agit en effet du voyage dans ce travail, dans le temps et dans l'espace: du Sahel au Maghreb, du Maghreb à l'Occident chrétien ; de celui-ci, retour à l'intimité du familier. Voyage à travers lequel le voile est présenté comme un signe millénaire, une de ces «survivances» dont parle Aby Warburg dans L'image survivante, qui se col-porte ; chaque culture, chaque époque l'articulent à leur façon. S'inspirant de l'ouvrage de George Didi-Huberman (Ninfa moderna. Essai sur le drapé tombé) dont le propos consiste à prolonger la recherche de Warburg sur le corps féminin et la draperie jusqu'à leurs avatars contemporains, Mourad Gharrach fait preuve d'originalité. Par delà le débat passionnel qu'il suscite, le voile témoigne du «divers» dont le monde est fait ; il est aussi « une seconde peau qui pourrait rendre presque aussi belle que la peau d'origine» (sic), soutient Mourad Gharrach. Déjouant le paradigme du masculin et du féminin (Saint-Sulpicien), croisant les codes de représentations (peinture, sculpture, photographie) par l'évocation de quelques chefs-d'œuvres de l'iconographie occidentale (La Naissance de Vénus de Botticelli, La Venus d'Urbin du Titien, La Gradiva, La Vierge Marie, L'extase de Sainte-Thérèse du Bernin …), Mourrad Gharrach réactualise une des figures intemporelles de l'art occidental, celle de la «Ninfa», à la fois demi-déesse et fantôme féminin, nourrissant le désir et l'inquiétude, inspirant poètes ( nous pensons à la «passante» de Baudelaire), romanciers (Wilhelm Jensen, Gradiva) et artistes. A ce panthéon de créateurs, Mourrad Gharrach, artiste qui revendique une identité plurielle et se veut un passeur des frontières réelles et imaginaires, ajoute son nom. * Mourad Gharrach est un photographe tunisien. Il a été présent à Paris photo, édition 2009 et Marrakech Art Fair, édition 2010. Ses photographies ont participé à la première vente aux enchères de photographies contemporaines qui s'est tenue samedi, 26 novembre à la Cmooa, à Casablanca. Mourad Gharrach est représenté par La Galerie 127, à Marrakech. Abdelghani Fennane, Enseignant chercheur en langue et communication.