Al Jazeera, par des voix autorisées, prétend être à l'origine du Printemps arabe. Cette assertion – peut-être valable – procède d'un contexte historique particulier. Mais, paradoxalement, la démocratisation des pays arabes signifiera probablement la fin de l'hégémonie médiatique de la chaîne qatarie. Médias panarabes et médias locaux A la fin du XIXe siècle, le vaste réveil culturel et politique du monde arabe créa, avant même la chute de l'empire ottoman et les indépendances des pays du Moyen-Orient, un espace public panarabe, dont Beyrouth, Alexandrie, Le Caire et Damas furent les capitales. Adossés à la montagne libanaise ou penchées sur les bords du Nil, les plumes de la Nahda s'adressaient à un monde arabe embryonnaire. Jirgi Zaydan, Farah Antoun, Adib Is'haq, inventèrent un discours journalistique et littéraire façonné pour un public idéal, celui des « Arabes », indépendamment des contextes locaux. Damascènes et Alépins, Cairotes et Beyrouthins, s'habituèrent donc à lire des opinions, à se passionner pour des débats, à s'engager dans des controverses, qui ignoraient les frontières provinciales. La balkanisation de la région par le découpage colonial franco-britannique, la naissance d'administrations locales, de capitales régionales, de classes politiques spécifiques à chaque Etat, ne remirent pas en cause cette scène publique panarabe. Tout juste assista-t-on à la naissance d'étroites scènes médiatiques locales, au provincialisme prononcé, qui ne pouvaient concurrencer la grande presse panarabe. On s'habitua donc, très tôt, à avoir côte à côte, une presse nationale, à la diffusion restreinte, aux plumes médiocres, aux sujets éculés ou vains, et de prestigieux titres aux dimensions continentales. L'arrivée de nouveaux media, surtout la radio, ne bouleversa pas cet espace public dédoublé. Il est instructif à cet égard de comparer les discours de Nasser devant un public égyptien, et ses diatribes anti-impérialistes lancées sur les ondes par la Voix des Arabes, la radio cairote. Parlant au fellah du Delta, Nasser utilise des tournures dialectales, cible des problèmes concrets et promeut le patriotisme nilotique. Sur les ondes, il se transforme en tribun panarabe, leader de toute une région. Tous les grands dirigeants de l'ère nationaliste, héritiers ou concurrents de Nasser, apprirent à gérer deux discours, à l'image des deux scènes médiatiques : la nationale et la panarabe. C'est dans ce contexte que se produisit la révolution Al Jazeera. La fin des années 1990 connut un écart inédit entre les deux scènes médiatiques, dominées désormais par la télévision. L'espace national s'appauvrit jusqu'à se figer dans la répétition indéfinie des mêmes louanges adressées au même leader fossilisé. Parallèlement, Al Jazeera révolutionna l'espace panarabe par ses méthodes, son populisme et son culte du scoop. Ce tiraillement entre les deux scènes, l'une fossilisée et l'autre à l'avant-garde mondiale, était, à lui seul, gros de potentialités révolutionnaires. La révolution Al Jazeera Certaines furent actualisées, mais dans des directions morbides : le terrorisme international, et Ben Laden, son porte-drapeau, ne furent possibles que par l'association entre le phénomène Al Jazeera et la pétrification des régimes arabes. Les dictatures locales et l'explosion médiatique régionale sont un produit de cette période 1996-2011 que le Printemps arabe est en train de clore. En rendant de nouveau la politique possible localement, concrètement, publiquement, les révolutions arabes annulent le choix de l'international, la fuite vers la violence, l'évitement des scènes nationales au profit d'une arène mondiale. A strictement parlé, le Printemps arabe ne fera pas l'affaire d'Al Jazeera. Passés les scoops que constituent la chute des dictateurs, le cortège de violences qui l'accompagne, les interventions internationales controversées, les citoyens arabes demanderont des informations précises et des débats circonstanciés sur les coalitions gouvernementales, les propositions de loi et les politiques publiques. Ce n'est pas Al Jazeera qui fournira un tel contenu, mais – peut-être pour la première fois – les scènes médiatiques nationales, redevenues, par la grâce de la démocratie, primordiales.