Les signaux envoyés depuis Tunis ou Tripoli à propos de la condition féminine de l'après-révolution, amplifiés par les craintes des médias occidentaux, peuvent désarçonner : comment un vaste mouvement collectif qui vise et obtient la chute d'un tyran peut-il, d'un même mouvement, mobiliser un arsenal juridique ou annoncer des mesures à caractère misogyne ? L'esprit de la révolution ne souffle-t-il pas également sur l'ensemble d'une société ? Pour expliquer cette exception, on doit d'abord remonter aux conditions historiques dans lesquelles se sont institués les droits des femmes dans le monde arabo-musulman. C'est d'une impulsion étrangère à la civilisation orientale qu'émanèrent les premières mesures. « Libérer » les femmes, c'était, pour les régimes musulmans modernisateurs, mobiliser de nouvelles forces au service d'un même projet de domination et de transformation de la société. Celle-ci en garda un goût amer et une association automatique entre réclamations féministes et alliance entre l'Occident et la dictature locale. Ne touchez ni aux femmes ni à la religion Il arriva d'ailleurs, paradoxalement, que la colonisation arrêta un processus d'émancipation féminine qui avait débuté avant et sans elle. Par prudence et utilitarisme, les régimes coloniaux évitèrent de bousculer les sociétés sur cette question, jugée moins importante que celle du contrôle des ressources ou de la mobilisation des indigènes dans l'armée. C'est que la question féminine est indissociablement liée au domaine religieux. Sans légitimité pour légiférer ou passer par force dans ce domaine, les puissances étrangères préfèrent contourner soigneusement l'espace féminin. L'anthropologue Jacques Berque, à propos du Maghreb colonial, dit que la France laissa à l'indigène deux espaces réservés : la mosquée et la femme. Là où Mohammed-Ali ou Khair-Eddine Pacha, au XIXe siècle, pouvaient, en tant que gouverneurs musulmans légitimes, bousculer ces deux espaces, les ouvrir à la modernité, négocier ou forcer la main à la société, la France et l'Angleterre se bornèrent à instituer les avancées acquises et délaissèrent le reste. L'hommage que Mustapha Abdeljalil vient de rendre à la colonisation italienne de la Libye doit aussi être lu selon ce prisme : le colon qui « construit des routes » et terrorise les colonisés avait néanmoins, sur le despote modernisateur – Kadhafi en fut une version contemporaine – cet insigne avantage de ne pas toucher la société dans ses fondements psychiques : sa sexualité et sa religion, autrement dit sur ce nœud constitutif de l'identité profonde de l'individu. Mais à vrai dire, il n'y a pas que les révolutions arabes qui semblent ne pas aimer les femmes. La misogynie des révolutionnaires français et russes est connue. L'exécution d'Olympes de Gouge, la mise à l'écart d'Alexandra Kollontaï, sont là pour le rappeler. Les révolutions n'aiment pas les femmes Les explications historiques propres au monde arabo-musulman n'épuisent donc pas le phénomène. Des dimensions psychiques et de classes sont à prendre en compte. La haine que cristallisa Marie-Antoinette la femme de Louis XVI n'était pas seulement due à la xénophobie du petit peuple parisien contre « l'Autrichienne ». Ce qu'on détesta jusqu'au meurtre dans les femmes de la cour, c'étaient leurs mains blanches, leur désœuvrement, les cous ceints de bijoux extorqués au travail collectif. La haine que le chômeur tunisois ou le vendeur à la sauvette cairote vouent à Leïla Ben Ali ou à Suzanne Moubarak tient aux mêmes ressorts, sans doute. Cette haine pour la femme du prince, symbole de sa tyrannie, se mue facilement, devenue mouvement collectif, en protestation virile et en haine de toute exposition de féminité sur l'espace public. A être exactes, les révolutions sont moins misogynes que puritaines. Elles n'aiment les femmes que masculinisées. A Pékin en 1949, comme à Alger en 1962 comme à Téhéran en 1979, les révolutionnaires portèrent sur le devant l'image de femmes résistantes et actives, les opposant inconsciemment aux princesses des régimes impériaux ou aux femmes du colon, qui renvoyaient aux dominés une image glauque de soumission et de mépris. Le proche avenir nous dira si le Printemps arabe dépassera cette fièvre misogyne qui agite les ferveurs populaires.