La politique de la grande porte a pu trouver en la Tijâniyya un moyen d'influencer la présence turque au Maghreb et en Afrique subsaharienne. En Europe, le rôle d'intégration et de sociabilité des zâwiyas tijanies est reconnu, alors que les zâwiyas américaines ont endossé un rôle économique et missionnaire. L'étude de l'expansion de la Tijâniyya vers l'Egypte pose problème. Sa diffusion reste tardive, ses agents peu nombreux ; et les problèmes rencontrés sont énormes. Comment une confrérie pourrait-elle trouver un terreau fertile dans un environnement en quelque sorte verrouillé par le réformisme et le courant de pensée anti-confrérique mené par Muhammed ‘Abduh et Rashid Rida ? Pourtant, certains agents tijânîs marocains et égyptiens ont pu trouver des appuis locaux et des infrastructures qui pourraient accueillir leurs idées. C'est ainsi que des tijânîs de Bornou (Tchad) et du Maroc ont pu s'attirer le soutien des Turcs et aussi du Khedive Tawfiq Pasha qui ont contribué financièrement à la construction de la première zâwiya au début du XXe siècle. Le rôle du physicien Muhammed al-Shâwî al-Fakkâk (m. 1912) est éloquent dans cette construction et aussi dans le projet de publier les premiers écrits tijânîs, à savoir le Jawâhir al-Ma'ânî. 'Abd al-Malik al-‘Alamî diffusa la Tijâniyya en Egypte, en Syrie et en Palestine. On pourrait même dire que c'est le seul tijânî qui soit arrivé à fonder une zâwiya à Médine. Cette implantation de la Tijâniyya est due aussi à deux émissaires, l'un tunisien et le second originaire de Shinqit. Il s'agit de sidi al-Bashîr b. Sidi Muhammed et de Muhammed b. al-Mokhtar wuld al-‘Aliyya ( de sa mère Fatima al-‘Aliyya). Ce dernier était un agent à la solde du sultan de Darfur ‘Ali Dînâr (m. 1916), chargé de mission auprès du sultan ottoman ‘Abdulhamid. Ce qui montre que cette expansion a été en partie liée à un projet politique instrumentalisé par le pouvoir turc et ses adjoints au Darfour et au Bornou. Le lien entre le Darfour et le pouvoir turc a été assuré par un autre agent religieux qui est Muhammed bin Fadigh qui mourra en 1919 au Darfour. Un autre agent tijânî qui a largement contribué à cette implantation est l'Algérien 'Abd al-Malik al-‘Alamî (m. 1934) qui diffusa la Tijâniyya en Egypte, en Syrie et en Palestine. On pourrait même dire que c'est le seul tijânî qui soit arrivé à fonder une zâwiya à Médine, lieu de séjour du grand tijânî ouest africain al-Hâjj ‘Umar et de son initiateur, le Marocain Muhammed al-Ghâlî. Cette implantation de la Tijâniyya à Médine a été renforcée par la présence d'Alpha Hâshim, un autre tijânî d'origine ouest africaine. Au début du XXe siècle, la personnalité tijânîe la plus marquante par sa présence et sa production littéraire fut Muhammed al-Hâfiz al-Misrî. Ce dernier avait noué des relations avec les tijânîs orientaux et maghrébins et a pu visiter les grands centres tijânîs de ces contrées. Muhammed al-Hâfiz a pu ainsi rendre visite à la grande personnalité tijânîe marocaine Ahmed Skîrej (m. 1944). Muhammed al-Hâfiz a publié plusieurs ouvrages sur la doctrine et surtout l'histoire de la Tijâniyya. Il a surtout veillé à publier la revue La voie de la vérité qui avait le souci de défendre la confrérie et sa doctrine à partir de 1951. La Tijâniyya est devenue le cheval de bataille contre les réformes menées par Ataturk. La présence de cercles de tijânîs en Turquie, en plus des rumeurs qui parlent de la conversion du sultan ‘Abdulhamîd à la Tijâniyya ainsi que le rôle joué par les Turcs dans la propagande anti-française, font de cette confrérie un ordre qui chercha à défendre ses positions. Nous avons vu comment le cousin Muhammed al-‘Ubaydî avait tenté de s'attirer le soutien des Turcs en 1897-1898 pour renforcer ses positions en Mauritanie et en Afrique subsaharienne. La Tijâniyya en Europe est liée à l'immigration maghrébine et africaine.En Europe, et plus particulièrement en France, l'Islam contemporain, dans sa version confrérique, est attesté sociologiquement. L'interdiction des confréries en 1925 par Ataturk n'a pas trouvé de solides opposants. Mais l'année 1949 sera marquée par une ferveur religieuse menée par des tijânîs qui ont pu imposer la lecture de la prière au sein du Parlement. Un retour aux valeurs islamiques a trouvé certains échos dans les milieux tijânîs. Et de fervents adeptes tijânîs ont même commencé à attaquer et détruire les statues de K. Ataturk en 1950. Le meneur de cette campagne est un certain Kamal Pilavoglu, commerçant originaire d'Ankara et auteur d'un écrit anticommuniste. En juillet 1951, le Parlement turc avait adopté une loi incriminant toute atteinte à la mémoire d'Ataturk. Cette loi a permis l'arrestation de Kemal Pilavoglu au cours d'une seconde campagne tijânie anti-Ataturk. Son arrestation et son emprisonnement en juillet 1952 marqua un coup d'arrêt au mouvement tijânî en Turquie. Ainsi, on pourrait remarquer à quel point la politique égyptienne et celle turque étaient liées aux changements politiques découlant de la colonisation française et britannique. La politique de la grande porte a pu trouvé en la Tijâniyya un moyen d'influencer la présence turque au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Son appui sur la confrérie qâdiriyya s'est substitué par celui de la Tijâniyya. C'est ainsi que le surclassement de la Qâdiriyya par la Tijâniyya avait suscité une réaction violente de la part d'un polémiste et juriste Ibn Mayaba depuis, Médine et Jérusalem, contre la Tijâniyya. Son écrit polémiste, Mushtahâ al-Khârif a suscité plusieurs réactions de la part des tijânîs qui ont écrit des dizaines de pamphlets défendant la confrérie tijâniyya et son fondateur. L'écrit de Ibn Mayaba a créé des troubles un peu partout et surtout en Mauritanie, en Egypte et au Maroc. Ibn Mayaba a même influencé le sultan marocain ‘Abdelhafîd qui a rédigé un écrit condamnant les confréries avant de s'affilier à la Tijâniyya après 1912. La Tijâniyya en Europe est liée à l'immigration maghrébine et africaine. En Europe, et plus particulièrement en France, l'Islam contemporain, dans sa version confrérique, est attesté sociologiquement. Sa dynamique socioculturelle est aussi le fruit d'un ancrage soufi, notamment de la zâwiya tijâniyya très présente à Lyon, Paris et Marseille, pour ne citer que les grands centres. Il faut dire que malgré la présence d'adeptes maghrébins, ce sont les adeptes originaires d'Afrique de l'ouest qui sont majoritaires. C'est aussi le cas de la zâwiya tijâniyya de Denver, Michigan, Chicago et New York aux USA. Les mukaddems et donc dirigeants sont, pour une bonne partie, des Sénégalais qui tirent leur légitimité des zâwiyas sénégalaises de Tivaouane ou Kaolack et aussi de leurs liens spirituels avec les maîtres tijanis marocains mais aussi algériens. La zâwiya tijaniyya lyonnaise est dirigée par un mokaddem d'origine algérienne qui a baigné dans les milieux de la mouvance tabligh avant de se convertir à la confrérie Alawiyya et ensuite à la Tijaniyya en 1993. Il est investi par la zâwiya de Fès et, ensuite, par une zâwiya algérienne puisqu'il a été initié par le Cheickh sénégalais Diallo, lui même rattaché à la Cheihk zâwiya de Fès. Cette zâwiya qui jouait un rôle social très prononcé s'est contenté du rôle spirituel, notamment suite aux événements sanglants liés au terrorisme qu'avait connus la ville de Lyon. Si le rôle d'intégration et de sociabilité est reconnu pour les zâwiyas tijanies en Europe, le rôle économique et missionnaire reste la marque des zâwiyas américaines : une bonne partie des adeptes sont des commerçants ; le reste est constitué de fonctionnaires et d'intellectuels. Celles-ci attirent beaucoup d'adeptes américains, en plus des émigrés africains et surtout sénégalais. Leur favori est Hassan Ali Cissé, installé depuis plusieurs années aux USA et qui a fait de l'ombre aux zâwiyas mères sénégalaises jusqu'à sa mort survenue en 2008. Ce leader faisait partie de la zâwiya de Kaolack qui contrôle une bonne partie d'adeptes tijânis du Nigeria et du Soudan. Cheikh Cissé a fait ses études à l'Université du Caire et aussi à Northwestern University et fait donc partie des grandes figures tijanies par sa culture et aussi par sa participation et son implication dans les activités des organismes internationaux. Mais toutes ces zâwiyas, que ce soit en Europe ou aux USA, restent attachées à la zâwiya de Fès et surtout à son fondateur et aussi aux figures imminentes par lesquelles la tariqa s'est propagée en Afrique, à savoir les cheikhs Skîrej, Sufyânî et al-'Arbî ben Sayeh. Jillali El Adnani