Mieux que ses contemporains, Jean Renoir a su capter à travers son œuvre, de La Marseillaise au Crime de Monsieur Lange en passant par La grande illusion, les bouleversements de la société française de son époque. Film de la décrépitude de la bourgeoisie de la fin des années 30, La règle du jeu est aujourd'hui considéré comme son meilleur opus et souvent cité comme le plus grand film français de tous les temps. Cela n'a pas toujours été le cas. Unanimement détesté lors de sa sortie, La règle du jeu dérouta à la fois la critique et le public, peu habitué alors à un regard pareil. Les séances sont sabotées par les spectateurs et les autorités finissent par interdire le film à l'exportation sous prétexte qu'il donne une «image démoralisante» de la France. Renoir traverse alors une période de dépression grave. Il pense à renoncer au cinéma avant de choisir l'exil du fait de la guerre. Il faudra plus de deux décennies au film avant de connaître une renaissance et, enfin, le succès public mérité. Pour écrire La règle du jeu, Renoir s'inspire de Musset, Beaumarchais et Marivaux et crée une fantaisie filmique où, sous l'apparence légère, se dessine un propos tranchant, politique et cruel. L'action se déroule donc en 1939, en France. André Jurieux, aviateur célèbre, accomplit l'exploit de traverser l'Atlantique, par amour pour une femme mariée, Christine, marquise de la Chesnaye. Mais à son arrivée, elle n'est pas là. Elle a préféré rester fidèle à son mari, Robert. L'aviateur tente de se suicider puis un ami commun, Octave, persuade la marquise et son époux d'inviter André à séjourner dans leur château de Sologne à l'occasion d'une partie de chasse organisée en présence de leurs proches, tous issus de la grande bourgeoisie. Le soir, une représentation théâtrale a lieu tandis que dans les couloirs et les pièces du château, les intrigues amoureuses se nouent et se dénouent à un rythme effréné, y compris parmi les domestiques. Christine, très courtisée, prend la décision de fuir avec André avant d'opter pour Octave, lui aussi secrètement amoureux d'elle. Pendant ce temps, le garde-chasse Schumacher a juré d'en finir avec Marceau, un braconnier promu récemment domestique par le marquis, et qu'il a surpris en train de flirter avec sa femme Lisette. Dès lors, rien ne va plus et la situation semble hors de contrôle au château. A la suite d'un malentendu, André est abattu par Schumacher dans le parc. Le marquis déguise cette mort en accident lors d'une scène finale où il fait l'oraison funèbre du disparu avant d'inviter élégamment ses convives à rentrer finir leur nuit au château. Renoir emprunte largement aux codes du théâtre pour mettre en scène ses personnages, qu'il filme au plus près au fur et à mesure qu'il tisse la toile qui va définitivement les enserrer. L'impression de vie que dégage La règle du jeu du fait de ses foisonnements multiples, de ses personnages débordants et de ses très nombreux entremêlements, cache cependant toute la subtilité et la sophistication de son écriture. Une construction narrative complexe et solide au service d'une audace très rare pour l'époque. Par sa très grande liberté à la fois formelle et de propos, le film est annonciateur de la nouvelle vague et du cinéma moderne. Et plus de 70 ans après, l'œuvre n'a rien perdu de son acuité.