Tous les auteurs ne sont pas d'indignes faisans incapables de la moindre courtoisie. Mon ami Y.C, correcteur aux éditions Albin-Michel me montre ce que le psychanalyste Ali Magoudi a inscrit à son intention, en dédicace, sur la page de garde d'Un sujet français (à paraître en septembre) : «Voici l'objet terminé. Il est beau. Merci pour votre travail d'orfèvre». C'est plutôt à l'expression «Merci mon chien» que répond la complainte narquoise et joliment intelligente dont je vais vous entretenir. Le titre dostoïevskien, à une consonne près, de cet ouvrage qui vient de paraître aux éditions 13 bis, Souvenirs de la maison des mots ne doit pourtant rien vous suggérer de sinistre. L'auteur, anonyme, raconte les aventures et mésaventures des correcteurs dans les maisons d'éditions parisiennes, décrit les relations qui s'établissent avec les auteurs, la vanité, le culot des uns ou des autres, ainsi que le comportement des employeurs. Mais surtout, dans un accès de rage contre la fatuité et la facticité, ce correcteur se livre sans vergogne et avec une jubilation nimbée de tristesse à «une dénonciation des penseurs, intellectuels, littérateurs faussaires de notre époque. C'est-à-dire de la presque totalité de ce qui est publié en France et ailleurs». Bigre !!! Cervantès, cité en épigraphe, nous mettait déjà la puce à l'oreille : «Y a-t-il quelque autre chose à corriger en ce livre, seigneur bachelier?», demanda Don Quichotte. «Il doit y en avoir quelques autres, répondit-il, mais aucune d'aussi grande importance que celles que je vous ai déjà dites». Sur sept chapitres au ton corrosif, après nous avoir donné à lire une introduction, une préface et un avant-propos, l'auteur facétieux et très informé de Souvenirs de la maison des mots envisage le correcteur comme détective, comme conservateur du patrimoine, comme mouchard, comme garçon de café, comme général en chef, comme journaliste-interviewer et comme chasseur de baleines avant une conclusion drastique qui semble tenir de l'antiphrase et possède peut-être le pouvoir de nous mettre en grade contre la déréliction. Cette conclusion, on ose à peine la placer sous les yeux du lecteur. Mais allons, un peu d'audace ! Voici : «Le correcteur, avec tous les avantages y afférents, occupe désormais une place prééminente dans la chaîne littéraire et exige que soient reconnus ses droits autant que ses devoirs». A cet instant, la lumière se fait. Il s'agissait donc de cela, de droits et de devoirs : gageure ou galéjade ? Dans sa préface, l'auteur de Souvenirs de la maison des mots rappelle qu'André Breton «a corrigé, assez mal du reste, La Recherche du temps perdu. Certains trouvent géniales les coquilles qu'il a laissées, surréalistes avant la lettre». Le plus émouvant dans Souvenirs de la maison des mots, c'est l'aveu suivant : «Lire pour nous fut toujours un plaisir (plutôt qu'un passe-temps), une nécessité, c'est devenu ensuite un métier. L'avantage d'une telle occupation salariée était qu'elle pouvait être pratiquée seul, chez soi ou ailleurs, bref n'importe où. Certes nous ne voudrions pas en écrivant cela déclencher une épidémie de vocations comme, (…), Werther provoqua une vague de suicides, il y a plus de deux siècles». Non, Souvenirs de la maison des mots, ce n'est pas une invitation à la détresse mais à la vigilance intellectuelle, l'auteur de cet ouvrage nous ayant rappelés que «le détective cherche dans une existence humaine les secrets – parfois même il les trouve, ou du moins en trouve quelques-uns – quand le correcteur traque dans un texte les coquilles et toutes les autres tares stylistiques, grammaticales, logiques, historiques, culturelles» . Cette vigilance du correcteur lui vaut-elle des marques de gratitude ? Pas sûr, si l'on en juge par cette confidence du correcteur : «Le vieil auteur se sent coupable face à ces fautes inexplicablement non repérées par lui, comme une maîtresse de maison vieille France qui s'aperçoit que sa femme de ménage a mis au jour un étron sous un meuble. Mieux : il ne comprend pas. (…) Plaise au ciel qu'il ne détruise pas psychologiquement un correcteur par ouvrage». On voit bien qu'il y a de la névrose dans l'air lorsqu'il s'agit d'écrire, sinon de corriger. On regrettera donc l'absence d'un ouvrage méritant le titre de Psychopathologie de la prose quotidienne. Car songez à la sagesse de qui, assis sur quelque rocher, contemple, muet, un océan très seyant.