Il fut un nom scandé dans des places publiques, murmuré dans les officines, barbouillé sur les murs délabrés de quartiers en crise, inscrit sur des affiches appelant au meurtre ; une voix, incessante, répétée, prononçant les imprécations ; une image surtout, diffusée pour être magnifiée ou maudite. Oussama Ben Laden fut d'abord une trace graphique et sonore ; de son corps, il fut rarement question, ce corps qui devint, après le 11 septembre, un des objets les plus chers du monde ; il était, à l'image d'un tableau de Van Gogh, abrité dans des souterrains obscurs, et produit sous forme de copies pour l'admiration et la haine des foules. Maintenant qu'il est mort, peu d'images filtrent. Et paradoxalement, on semble s'en accommoder. Plus étrange est la placide acceptation de l'annonce de son décès. Car Oussama Ben Laden fut donné mort à plusieurs reprises, et chaque fois, immanquablement, la rumeur publique enflait qui disait sa résurrection, avant même les démentis d'Al-Qaïda. Là, dimanche premier mai, sa mort survint comme une évidence climatologique ; on disséqua le cadavre -invisible- avant même de s'assurer des modalités de la mort, des circonstances et des protagonistes. C'est que Oussama Ben Laden était déjà mort dans les têtes, bien avant. L'avenir nous dira et amplement, qui, des Américains, des Pakistanais ou du hasard, fut le principal protagoniste de cette exécution extrajudiciaire. Mais la vraie, l'unique mort de Ben Laden eut lieu quelque part entre l'immolation de Bouâzizi et la chute de Moubarak. Et pas au Pakistan, ni sur CNN ou Al Jazeera ; elle eut lieu Place Tahrir, au Caire, quand une masse politisée et ivre de sa politisation fit tomber Pharaon. Dans son naufrage, Pharaon entraîna avec lui Moïse. Qu'on se souvienne : Ayman Zawahiri -tour à tour mentor, bras-droit, concurrent de Ben Laden- écrivit dans les années 90 le texte programmatique d'Al-Qaïda, Moisson amère. Il dit en substance : nous, membres d'Al-Qaïda, -héros, saints et martyrs de l'Islam- avons échoué. En Egypte, Pharaon résiste -en 1995, Al-Qaïda rata de peu l'assassinat du président égyptien de passage à Addis-Abeba- ; à Riyad, la Maison des Saouds, qui a ouvert les territoires sacrés de la Ummah aux Américains, reste inébranlable ; à Alger, les généraux ont repris la main, brisé l'ouverture démocratique et entamé une confrontation sanglante avec les GIA, écartant le FIS politique. Partout, toujours, systématiquement, nous avons échoué. Et c'est parce que nos vrais ennemis ne sont ni au Caire, ni à Riyad ni à Alger, ni même à Tel-Aviv. Nos ennemis sont un, un ennemi lointain qui s'appelle l'Amérique et qui soutient ses alliés arabes. Al-Qaïda va, dès lors, théoriser et appliquer le passage du localisme à l'internationalisme. Et la décennie 90 fut brisée en son milieu comme par un hémistiche : le passage désespéré d'une politique locale, parfois violente, à un jihadisme international. On préféra le martyr en Tchétchénie ou au Cachemire à la lutte politique -impossible- au Caire ou à Tunis. Le 11 septembre n'était plus loin. La chute de Moubarak reprend cet héritage en son lieu de naissance et le défait. Il y a trente ans, en octobre 1981, le président égyptien Anouar al Sadat était tué par un commando islamiste. Les exécutions, arrestations et fuites qui suivirent constituèrent la légende dorée et maudite de la génération de Ayman Zawahiri et d'autres : il n'y avait alors, et jusqu'à il y a peu, que le terrorisme, le complot et les exils lointains en de lointains Afghanistans à opposer aux tyrannies locales. Ces dernières s'en accommodèrent, encouragèrent même cette externalisation de leur opposition intérieure. Ce que la génération 2011 démontre, magistralement, c'est que Pharaon peut être déchu, et sans l'aide du prophète imprécateur. Sadat est mort tué par l'idéologie qotbiste, hallucinée et radicale ; Moubarak est tombée de la main pragmatique et non-violente des facebookers. Ben Laden, comme Moubarak, sont has been. Ni prophète ni pharaon, juste la politique, de nouveau.