Des poèmes courent sur les pages. Ils semblent se hâter, se précipiter, se dissoudre dans la mémoire de qui les découvre, s'approprier des proférations, des protestations d'innocence ou de ravissement, un afflux d'images parfois faciles, de références miroitantes ; quelque dessein obscur s'illumine, mais ce n'est qu'un clignotement, une sorte de clin d'œil en suspension, un temps d'effarement ou de fusion qui s'affirme ou se nie, une alliance qui se défait à l'heure de durer. La lecture hésite, l'image insiste. Des visages peut-être vous viennent à l'esprit et avec eux, lèvres, haleine, musique intérieure comme on parle de for intérieur. Et voici soudain que l'illusion et la désillusion rendent les armes. Un vers du poète vous retient, comme si une main tenait un instant la vôtre, pour vous inviter à écouter : «Langage du grand Désir, sois béni !» peut-on lire à la page 24 du recueil que Mohammed Bennis a intitulé «Le livre de l'amour» (éditions, Al Manar, 2007, traduit de l'arabe par Bernard Noël en collaboration avec l'auteur). Le poète français Bernard Noel est un auteur fécond dont les éditions P.O.L ont entrepris de publier les œuvres complètes au sein desquelles ne pas manquer «Le château de cène» qui fit scandale chez les censeurs il y a quelques quarante ans. C'est un roman d'une troublante beauté aujourd'hui disponible dans la collection de poche l'Imaginaire, chez Gallimard. Noël avait déjà traduit en compagnie de Mohammed Bennis «Le Don du vide» (L'Escampette, 1999) et son goût pour la collaboration avec des artistes marocains est avéré puisqu'il a écrit le livret d'un opéra d'Ahmed Essyad. Bennis explique que «Le livre de l'amour» célèbre Ibn Hazm et son Collier est fait d'un croisement de textes où nombre de matériaux sont mis en perspective pour nourrir une fiction poétique qui révèle au plus près la vérité de l'amour en tant qu'expérience personnelle nourrie de tant d'identifications». Le lecteur arabe repérera des allusions littéraires, car «Le livre de l'amour» est fait de sédiments, de strates, et la poésie anté-islamique semble la nappe phréatique dont s'approchent les lèvres du récitant. Dès l'épigraphe est citée telle que l'on indique comme «femme bédouine anté-islamique», mais pourquoi diable ne pas la dire poète ? Serait-ce que femme et poète sont synonymes ? Mais citons-la : «Caché pour n'être point vu / Apparent/ pour n'être point caché / Il est latent / tel le feu dans la pierre / Par frottement s'attise/ disparaît par négligence / S'il n'est pas branche de folie / il est / quintessence de magie». Ce sont les poèmes les plus brefs que je préfère dans ce «Livre de l'amour», des poèmes pareils à d'énigmatiques ou cruciaux aphorismes, dégagés de toute mise en scène et qui confinent à quelque mystérieuse mise en demeure. Ainsi celui-ci : «Mon ciel / et sous lui les cieux qui aboient : / Ciel d'épée / Ciel de je t'offre selon ton désir/ Ciel de dire / Ciel de celui qui n'a pas de ciel / Ciel de quiétude / Ciel de voilà pour eux / Mon ciel / ciel du lien». Quant au ciel du lieu, ce serait le ciel de Cordoue puisque c'est Ibn Hazm (994-1064) dont «Le collier de la colombe» écrit entre 1025 et 1030 est appelé à traverser de son roulis les pages de ce «Livre de l'amour». Bennis écrit : «Je tourne parmi livres et voyantes expertes dans les lignes de ta main. Je vous en conjure. Vous filles de Kairouan. L'huile de mes lampes s'est consumée. Cet os est bien mon os. Je sens le souffle d'une image, je dis à mon plaisir : tu es mon chemin». Mohammed Bennis qui est né à Fès en 1948 est une des personnalités de la vie littéraire marocaine. Il s'adresse à nous dans «Le livre de l'amour» avec un mélange de hardiesse et une forme de désarroi extasié dont rendent bien compte, il me semble, les vers par lesquels s'achève le recueil : «Moi, Ibn Hazm, dans ton amitié et ton amour / je t'ai accompagné/ mais un autre chemine avec nous/ Je n'ai pas redouté que la solitude compatissante / soit mon dernier refuge/ elle m'offre lampe et gazelle/ dans ce temps de violence / non mien». Bennis opte ainsi pour le refus du temps quand, pour un autre poète marocain, Mohammed Khaïr-Eddine, dont l'œuvre, elle, est en langue française, il y eut Le temps du refus, comme on a choisi de nommer, après sa mort, le recueil d'entretiens dont Abdellatif Abboubi a assuré la publication chez l'Harmattan en 1998.