L'écrivain public, récit (Seuil, 1983) était un essai d'autobiographie fantasmée. Tahar Ben Jelloun nous y livrait en liminaire une Confession du scribe où l'employé prévenait son employeur (le lecteur ?) : «Je lui ai avoué que j'avais des tendances à l'affabulation». Commence le portrait d'un enfant malade qui ne fait que regarder, écouter-voir les amies de sa mère Aïcha, Zineb, Rouquiya, Hénya. Le père a-t-il deux épouses ? Le père ? Tous les pères ? Le mari d'Aïcha est laveur de morts. L'enfant fait le tour du pays pour guérir : «Je fus sauvé par un jeune médecin, un Marocain, qui venait de rentrer de France. C'était un homme d'une autre planète, envoyé par le destin pour guérir un enfant qui s'était déjà arrangé avec la mort». L'auteur nous introduisait dans l'univers qui lui colle à la peau et dont lui venaient les mots : premières hantises et premières formules effrayantes, comme celle-ci prononcée par certains parents à l'adresse du maître d'école : «Toi tu égorges ; moi j'enterre !». Et il évoque le folklore obscène des enfants marocains : «Les plaisanteries comme les insultes avaient toujours trait au sexe : le vagin de ta mère, le livre ouvert de ta tante, la religion du cul de ta sœur, le donneur, le vendeur de son cul…». Mais Mohamed Choukri dont Tahar Ben Jelloun a traduit de l'arabe Le pain nu (François Maspéro, 1980) fait montre dans son livre d'une verve et d'un effroi rétrospectif autrement plus évidents. Dans L'écrivain public, c'est l'énumération des mystères de Fès qui offre un inventaire de surréalités loufoques ou amères. Subrepticement, Tahar Ben Jelloun mélange aux souvenirs de sa propre enfance les futurs souvenirs des enfants d'aujourd'hui. On connaît le livre de Georges Perec : Je me souviens. Tahar Ben Jelloun lui aussi se souvient et sa mémoire emprunte parfois les voies du télégraphe : «(…) un gamin vend des lacets de souliers, Ismaïl Yassine dans l'armée est affiché au Vox, cinéma Roxy ne passe que les films MGM, le roman de Marguerite Gauthier est annoncé, la Violetera passe au Goya, un gardien de voitures en djellaba et chapeau melon fait les cent pas sur le trottoir en répétant je suis sujet anglais, je suis sous protection britannique, je suis ambassadeur clandestin de Sa Majesté la reine, un cireur lui jette des pierres, une rue descend, des palmiers se penchent, des fenêtres se ferment, le linge sur le balcon s'envole (…)». A l'école, les condisciples tangérois traitent le narrateur et son frère de «Fassis blancs et teigneux». Un cousin en visite truffe le Coran de versets imaginaires. L'un des thèmes du livre : Que sont les lecteurs de Fanon devenus ?». Ensuite s'exprime l'étrangère ; elle juge, décrit, interpelle le narrateur. Notre héros va se trouver maintenu dans un camp disciplinaire où sont regroupés des étudiants contestataires : «Les journées étaient longues et le sommeil difficile. Ils étaient vingt-cinq par chambre, et il avait du mal à s'endormir, tant de résistance à vaincre : il y avait d'abord un mélange d'odeurs –sueur plus pets– à supporter ; il y avait ensuite cette promiscuité avec des gens qui traversaient la nuit comme ils pouvaient». Reste, après deux ans d'abstinence sexuelle, à faire le mur (!) et voir les putains : «Le hasard m'attribua la plus jeune du groupe ?». Le 11 septembre 1971, Tahar Ben Jelloun arrive à Paris. En décembre 1981, il est chahuté par Aragon à la maison de la culture d'Aulnay-sous-Bois. Et son double nous explique : «Des fois, l'envie de paraître, d'être du spectacle me prend. Je me laisse tenter. Je me laisse aller. Par vanité. Par faiblesse». En écho à cet aveu datant de 1983, on lira dans Jean Genet menteur sublime (Gallimard, 2010) ce que Ben Jelloun dit devoir à Genet : «J'étais jeune écrivain, j'appris avec lui à ne surtout pas «avoir la grosse tête»»… Vaste programme… Et qui ne doit empêcher personne de lire La chaste vie de Jean Genet (Gallimard, 2006) par Lydie Dattas, splendide histoire d'une âme.