Marcel Jouhandeau préfaça en 1970 la réédition de Jeux africains de Ernst Jünger, dans la traduction française qu'en donna, en 1944, le poète et romancier Henri Thomas –celui-là même auquel je devais consacrer en 1990 un essai intitulé Avez-vous lu Henri Thomas ? (Le Félin éd.). Il annonçait ce roman d'éducation comme «un dossier sur une jungle dont on n'a pas souvent le plaisir d'observer de si près l'extravagance et de partager directement, intimement, les mœurs dangereuses». Gare au contresens ! Cette jungle, à lire Jeux africains (Folio n° 1045), est constituée par les personnages de tout acabit et de toutes nations engagées dans la Légion étrangère. «Fuir», tel est le petit mot, lourd d'impatience, qui oppose son charme au refrain des professeurs traitant le jeune Herbert de «somnambule». Pour cet élève auquel le besoin de liberté et d'expérience tient lieu d'indiscipline, «l'Eden perdu se trouvait quelque part dans les ramifications du Nil supérieur ou du Congo». C'est, dans le monde tropical, la zone où «la lutte entre les forces naturelles (s'exprime) avec pureté et à l'exclusion de tout but». Un revolver à six coups, quelques marks destinés en principe à la rentrée scolaire, Les Mystères du continent noir, un havresac, jusqu'à la frontière, et c'est le départ pour la France, Verdun, où je le jeune homme s'attend à trouver un écriteau annonçant : Entrée à la Légion étrangère. Herbert interroge un sergent de ville qui le met aussitôt en garde : «Vous crèverez comme un chien, là-bas, dans les sables brûlants». Cette mise en garde est vaine, comme le sera bientôt celle d'un officier à moustaches blanches en pointes : «-Alors, jeune homme, à ce que j'apprends, vous voudriez aller en Afrique ? Mais avez-vous bien réfléchi ? On se bat tous les jours là-bas». Le narrateur avoue que «ceci naturellement était pure musique pour (ses) oreilles». Tout le récit est fondé sur cette illusion. Les engagés que le jeune homme va rencontrer sont plus ou moins en délicatesse avec la police. L'un d'eux explique : «Autant crever de faim en Algérie qu'ailleurs. (…) L'Afrique tout entière ne semblait guère représenter pour lui qu'une sorte de refuge où hiverner». Le centre de révision au départ et à l'arrivée pour les garnisons d'Orient nous est décrit, et n'importe qui d'un peu sensé rebrousserait chemin illico. Le médecin chargé de découvrir les inaptes y va de sa mise en garde : «Il n'existe plus qu'une chose aujourd'hui, l'exploitation, et pour celui qui possède des dispositions particulières, on a imaginé des formes particulières d'exploitation. Les colonies, c'est encore l'Europe, de petites provinces européennes où l'on traite seulement les affaires avec un peu plus de franchise et moins de manières». Devinant le romantisme du jeune aspirant, ce médecin en appelle aux mânes d'un «explorateur» dont le nom seul est déjà un emblème : «Vous ne réussirez pas à faire une brèche dans la muraille sur laquelle Rimbaud s'est déjà brisé».Beaucoup plus tard, collectionneur de papillons et de pierres, Ernst Jünger regarda l'Afrique, dans son Journal (Gallimard) y faisant provision, comme en de nombreux points du monde, de sensations et de paysages. Il existe de lui une belle photographie le montrant charmé par un serpent sur la place Jamaâ El Fna. Le jeune Herbert a choisi la Légion étrangère pour parvenir en Afrique et, une fois sur place, son projet est de «vivre sur le pays». Un camarade accueille cette intention avec réserve. Il explique : «Il m'est déjà arrivé d'essayer, et de vivre tant bien que mal durant une semaine de raisins et de melons d'eau que je volais dans les jardins arabes, seulement, à la fin, on est malheureux comme un chien. C'est vrai qu'on mange encore des sauterelles, là-bas, à l'heure qu'il fait qu'il est ; on les fait bien griller et elles ne sont pas mauvaises, un peu le goût des amandes au poivre». De fait, Herbert n'aura pas le moindre contact avec «les Africains», sauf lorsqu'il sera déniché dans une grange au moment de sa tentative d'échapper à la Légion étrangère. Dans la relation des conversations avec les autres légionnaires, un curieux oxymore est à noter. Il est question, des «combats qu'ils (les anciens) avaient livrés contre les indigènes au cours de la pénétration pacifique du Maroc». Cette «pénétration pacifique», quel oxymore mensonger pour désigner «la pacification». Ce qu'Herbert n'a pas vu dans Jeux africains, Albert Londres l'a écrit dans son reportage Dante n'avait rien vu Biribi (1924) (réédité chez 10/18 en 1975).