« Cet homme que nous n'avons connu que mûr aura été un compagnon du siècle, frotté au vent de l'histoire. Il savait se colleter aux événements et les penser ». Ce qui séduisit d'emblée chez Edmond Amran El Maleh : la joie de vivre alliée à la mélancolie, l'humour sans laisser-aller, le goût des autres, la fantaisie non ennemie de la gravité, le sens du passé et le goût de l'avenir. D'où le charme puissant de son premier livre publié en 1980 chez François Maspéro «Parcours immobile». Cet homme que nous n'avons connu que mûr aura été un compagnon du siècle, frotté au vent de l'histoire. Il savait se colleter aux événements et les penser. Ainsi dans ces lignes de «Parcours immobile» : «Des siècles ou des années plus tard une délégation du parti communiste marocain parcourait d'un pas rapide les couloirs du Palais à Rabat (…). Digne et silencieux, le souverain écoutait l'adresse lue par le porte-parole de la délégation, marquait son approbation par quelques mots que Josua, dans l'émotion de l'instant, distinguait à peine. Un juif militant politique, reçu en audience par le souverain, le sultan comme disait sa grand-mère, l'événement prenait corps, marquait la distance de l'enfant tremblant de peur à l'homme mûr de l'engagement politique». Dans «Romans maghrébins» (1967-1983), recueil critique qui parut à «L'Afrique littéraire» en 1983, je saluais d'emblée les deux ouvrages qui constituaient alors toute l'œuvre publiée d'Edmond Amran El Maleh : «Parcours immobile» et «Alien ou la nuit du récit». Frappé par l'originalité de sa prose, je cherchais à attirer immédiatement l'attention sur ce «débutant» assez prodigieux qui avait alors 65 ans ! Outre la qualité des expériences et des espérances racontées, une sorte d'éthique calme naissait de la modulation singulière du souvenir. Une prose tonique marquait tantôt une conviction d'alliance, tantôt une résistance de réfractaire ou la libre réticence d'un non-dupe. Et puis, il y avait l'humour, comme dans «Le Retour d'Abou El Haki» (que Hassan Bourkia a traduit en arabe) et où le Maréchal Juin est plus moqué, certes, que dans les souvenirs de Gabriel Banon récemment parus chez Séguier. Selon une ligne mélodique n'appartenant qu'à lui, Edmond Amran El Maleh aura illustré l'empire de la nécessité intérieure sur la constitution d'une œuvre, filant une chanson âpre et douce qui s'insinue durablement dans l'esprit. «Je ne me considère pas comme exilé», me disait-il lorsque je le rencontrais à la terrasse du Select à Montparnasse, sur ce boulevard qui était son adresse et celle de Marie-Cécile, où la belle librairie Tschann les accueillait. Edmond avait laissé sa vie le travailler et il travaillait, dans ses livres, à restituer ce qui lui avait été donné, ce qu'il avait ressenti ou rêvé. Ses éditeurs l'ont accompagné, de Maspéro à La Pensée Sauvage, jusqu'à André Dimanche, à Marseille, qui re-publia l'essentiel de son œuvre, en passant par Le Fennec où a paru «Lettres à moi-même» en 2010 à Casablanca. Des nouveaux lecteurs lui viendront sûrement et ils reconnaîtront la profonde singularité de son œuvre. Rien ne l'exprime mieux que son affirmation du vœu de donner à lire «non pas la découverte mise en mots mais les mots faisant la découverte de la découverte, les mots qui s'épanouissent». La nostalgie pointe dès «Parcours immobile» : «En 1966, mourait un certain Nahon. Le dernier juif d'Asilah. Dans ce petit cimetière marin, le cimetière juif d'Asilah, sa tombe, la dernière tombe juive en date, simplement maçonnée, sans revêtement de marbre. A côté, d'autres tombes plus prétentieuses, véritables monuments funéraires, disent la richesse et le modernité des familles concernées». Tout en étant passionné par les méandres de l'histoire, Edmond était saisi, à titre individuel, par ce qu'il appelait «le burlesque d'avoir un passé» : «(…) tu trottines sur un âne, franchissant les portes de la ville, parmi les fours des potiers, les jardins, les vergers, dans le lit d'un oued redoutable, l'âne était d'un pelage doux, tiède et soyeux, affectueux, complice, Hassan, le gouverneur, puisque ce n'était pas une gouvernante, veillait sur toi, tu étais l'enfant juif circoncis deux fois, une première, inaugurale, des mains d'un grand-oncle myope, mohil amateur de whisky, la deuxième fois par toi-même en jouant avec un calendrier dont les agrafes d'acier t'ont écorché le prépuce». Edmond Amran El Maleh aura su être facétieux, vigilant et rêveur. On n'oubliera certes pas qu'il eut pour élève Mohamed Leftah, le romancier et nouvelliste décédé au Caire en juillet 2008 et qui consacra à son professeur de philosophie, véritable éveilleur, un essai encore inédit intitulé «Un chant au-delà de toute mémoire». Nezha, sa fille qui vit à Nantes, m'en dicte au téléphone quelques lignes : «Le génie poétique d'Edmond Amran El Maleh dans son maniement de l'art de la bifurcation est de ne point partir nécessairement d'une scène romanesque carrefour mais souvent de la chose la plus humble, la plus terre à terre, la plus ignorée avant qu'il ne nous la fasse redécouvrir pour tisser des correspondances (…) et par l'alchimie du verbe transmuer cette humble chose en fruit d'or». Tout cela à propos de chriha, gouisia et handia. L'art d'Edmond Amran El Maleh impliquait d'imaginer le lecteur se léchant les babines. D'ailleurs, notre cher disparu aimait faire la cuisine et son repas raté avec Jean Genet, tel que Tahar Ben Jelloun vient de le raconter dans «Jean Genet, menteur sublime», ne le dissuada de rien, comme en témoigne son recueil d'essais coédité par La Pensée sauvage et Toubkal, où «Le Captif amoureux» se taille la part du lion. En plus de Larache où est enterré Genet, d'autres noms de villes -Asilah, Essaouira, Rabat- nous suffisent pour penser à Edmond Amran El Maleh dans son «chant au-delà de toute mémoire ». «Je ne me considère pas comme exilé», me disait-il lorsque je le rencontrais à la terrasse du Select à Montparnasse, sur ce boulevard qui était son adresse et celle de Marie-Cécile.