Durant le séminaire organisé par Optima Finance et Al Maali Finance, le 2 et 3 novembre, sur les enjeux et les perspectives de la finance islamique dans un contexte économique global, les intervenants ont mis l'accent sur les espoirs que véhicule cette industrie, émergente et affichant une croissance hors-normes (de l'ordre de 25% en moyenne sur les 6 dernières années). Mais au delà du modèle de rentabilité économique, la finance islamique constitue une réponse idoine à la demande de la communauté musulmane, un marché de plus d'un milliard de personnes. En effet, la compatibilité religieuse est l'argument, par excellence, derrière cette notoriété. A juste titre, Jean Pascal Mvondo, chercheur-associé à Cambridge University, expert en finance islamique l'affirme : «Parler de finance islamique en l'abordant par les chiffres peut sembler décisif, mais c'est également un leurre» . Et pour preuve, le rapport entre le volume généré par la finance islamique et celui de la finance conventionnelle est égale au 1/10.000. Logiquement donc, la notoriété que connaît actuellement la finance islamique ne peut être justifiée par le seul fait des chiffres. Bien qu'instituée tardivement, les principes de la finance islamique ont existé depuis l'avènement de l'Islam, ce n'est donc pas un concept novateur. Des défis et des enjeux de viabilité Comme on le voit, l'engouement pour la finance islamique est au stade initial et beaucoup de défis restent à relever. Le premier défi est celui de la compatibilité avec la Chariâa (voir Avis de l'expert). Sur ce point, il y a un enjeu majeur que la finance islamique doit encore trouver. En effet, le paramétrage des produits financiers islamiques n'obéit à aucune homogénéisation. Résultat : Des produits qui sont admis à Qatar ne le sont pas forcément en Malaisie, ceux en vigueur en Iran sont rejetés à Islamabad. A ce niveau, les leviers à activer sont à trouver. Un autre défi concerne la gestion des risques de la finance islamique qui est totalement différente de celle de la finance conventionnelle. Jean Pascal Mvondo précise que si pour les petites structures, la finance islamique présente un modèle de rentabilité plus efficient que sa consœur conventionnelle, dès qu'il s'agit de grandes structures, la tendance s'inverse et le risque devient plus important pour la finance islamique. Pour les fonds souverains et les grands investisseurs, le choix est vite fait. Mais il est une vocation que porte la finance islamique, et qui devient communément admise comme une pratique viable dans le monde économique. C'est celle d'une finance à dimension socialement responsable et basée sur les principes de la solidarité et de justice sociale. Une vocation qui constitue même l'essence de la finance islamique. C'est cela même qui fait que la logique de rentabilité pure n'est pas le seul moteur derrière sa montée en ampleur, explique Jean Pascal Mvondo. Projetée au pinacle de la politique stratégique des économies de la quasi-majorité des pays, la responsabilité sociétale est synonyme aujourd'hui de développement durable et de pérennité. Sur ce point, la finance islamique a bien une petite longueur d'avance. Quid des produits basiques Connaissant un essor remarquable, les produits financiers islamiques sont de plus en plus touchés par un vent d'innovation. L'imprécision de cette notion, qui englobe des produits non homogénéisés à l'échelle internationale, est le fait d'un état embryonnaire dans lequel s'inscrit encore la finance islamique. Mais il y a des produits dits basiques sur lesquels un consensus existe. Parmi ceux-ci, on peut citer la Mudaraba (Partenariat passif), un mode de financement participatif entre l'investisseur et l'entrepreneur dans lequel les ratios de profits sont partagés selon un schéma défini à l'avance entre les deux parties. Celle-ci peut être restreinte, cas où l'établissement financier peut fixer des restrictions à l'action de l'entrepreneur liées au secteur d'activité où à l'objet, entre autres. Mais elle peut être illimitée comme dans le cas de comptes d'investissement. La Musharaka (Participation active) est l'autre produit de financement. Celui-ci est une forme de partenariat entre la banque et le client. Dans ce type de produit, les ratios de rentabilité et de pertes sont répartis en fonction du capital apporté par chaque partie. Elle peut être constante ou permanente selon le type de contrat, mais elle peut également être dégressive selon un principe de cession graduelle des parts par la banque à son partenaire. Troisième produit basique, la Murabaha (Vente avec marge bénéficiaire) peut se faire selon trois modes : une vente avec paiement différé, un échange au comptant ou un paiement anticipé. La principale caractéristique de la Mourabaha, c'est que le prix est connu par l'acheteur. Plus simplement, c'est une vente avec marge bénéficiaire. Sur le plan du leasing ou crédit-bail, l'équivalent en finance islamique est l'Ijara. Celle-ci peut se décliner en deux types : l'Ijarara opérationnelle, qui est similaire au leasing opérationnel, et l'Ijara Muntahia Bi Tamlik, permettant le transfert de la propriété légale au preneur, mais celle-ci n'est valide que si le contrat de location est séparé du contrat de transfert de propriété. Leur finance et la nôtre Au Maroc, les débats qui animent les salons sur l'appellation «finance islamique» s'inspirent à bien des égards du débat existant en France sur cette même question. Doit-on appeler cela «finance islamique» ou «finance alternative» ? Si on comprend qu'en France, la qualité de ce pays, qui se définit comme une république laïque, peut avoir un certain sens, même si les Français seront les seuls à affabuler la finance islamique du qualificatif «alternative», au Maroc, rien ne justifie un tel débat. Et pour cause, le Maroc, qui précise dans le préambule de sa Constitution sa vocation de pays musulman, devrait le plus naturellement du monde opter pour l'appellation «finance islamique». Dans le cas contraire, l'imprécision de cette notion serait tout simplement contreproductive. Pire, elle pourrait même donner lieu à des interprétations dangereuses, pouvant donner naissance à des préjugés à même de nuire à l'image du Maroc auprès des investisseurs provenant de pays dits islamiques. Des préjugés qui ne répondront d'ailleurs qu'à de pures intuitions, car ils dépendront de la perception de chacun. D'ailleurs, comme on le voit, les stéréotypes sur ce point cristallisent l'effroi des gouvernements. Un risque inutile que même des pays comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont évité de prendre en se gardant de changer cette appellation. Pour nous, est-ce tout simplement un arrimage aveugle à tout ce qui vient de France, même si, en fin de compte, «finance islamique» n'est rien d'autre qu'une appellation purement technique ? L'avis de l'expert Jean-Pascal Mvondo, chercheur associé à Cambridge University. Compatibilité avec la chariâa : le malentendu Pour un peu, cette notoriété grandissante nous l'aurait presque fait oublier, les oulémas sont incontournables dans la mesure où, sans leur aval, le produit financier ne peut pas comporter le qualificatif islamique. Ces notables religieux doivent dans ce sens disposer de trois &éléments essentiels afin de bien mener leur mission : une connaissance du texte religieux, une connaissance avérée en finance et une connaissance en jurisprudence financière. Avec cela, il faut préciser l'existence de cinq grandes écoles en ce qui concerne l'interprétation du texte religieux. Ce qui nous amène logiquement à nous poser la question suivante : sur quelle jurisprudence va-t-on se baser pour apposer le sceau de produit financier compatible avec les préceptes de la Sharia ? De plus, face à une finance islamique qui veut innover, à l'instar de la finance conventionnelle, les oulémas doivent être largement pourvus en connaissances pour bien comprendre les subtilités financières. Et là, apparaît à nos esprits un problème de qualification. C'est d'ailleurs dans ce sens que l'on voit se créer un peu partout dans le monde des cycles de formation et des MBA en finance islamique. Résultat, le cycle académique est en permanente mutation. Cette rareté des oulémas qualifiés et des profils pointus engendre ce qu'on peut qualifier de frein important à l'évolution de la finance islamique. En effet, la célérité n'est pas de mise car l'innovation se trouve bridée par le corpus réglementaire. Cette légitimité est devenue cruciale dans les enjeux de leadership que se livrent les différents acteurs de la finance islamique à l'échelle internationale. En effet, les pays du Moyen-Orient et les pays musulmans asiatiques, à l'image de la Malaisie, du Pakistan et de l'Iran, veulent récupérer un leadership glané par l'acteur anglais. Entretien Ali Alami idrissi, Directeur général Optima Finance Consulting « Un cadre réglementaire est un gage pour la viabilité de la finance islamique » Quel état des lieux peut-on faire aujourd'hui de la finance islamique au niveau mondial ? La finance islamique a connu une croissance sans précédent lors des dix dernières années avec un taux de croissance à deux chiffres. La concurrence se joue aujourd'hui entre trois places financières pour s'imposer comme hub mondial de la finance islamique : Londres, Kuala Lumpur et Dubaï. La plupart des banques centrales européennes sont en train de réfléchir et certaines ont déjà lancé des produits Sukuk. L'intérêt est bien évidemment d'accéder aux capitaux du Moyen-Orient. Actuellement, la finance islamique brasse un total compris entre 700 et 1.000 milliards de dollars et les prévisions à l'horizon 2014 situent cette fourchette entre 1.400 et 1.500 milliards de dollars. Il faut préciser que la finance islamique s'est plutôt bien comportée pendant la crise des subprimes. Cette finance condamne certaines pratiques telles que la spéculation, le taux d'intérêt ou la thésaurisation. C'est également une finance qui se veut sociale, s'articulant sur des principes de solidarité. D'ailleurs, ces principes sont aujourd'hui consacrés comme des pratiques de bonne gouvernance par un nombre non négligeable d'économistes de classe internationale. Le Maroc s'est ouvert tardivement à la finance islamique, quelles en sont les raisons, selon vous ? En 2007, Bank Al-Maghrib a ouvert le bal en matière de finance islamique avec une recommandation introduisant trois produits : Ijara, Moucharaka et Mourabaha. La plupart des établissements bancaires se sont intéressés à ces produits. Toutefois, cet intérêt s'est fait de manière très lente, à l'inverse de ce qui se passe dans les pays musulmans voire occidentaux. Il y a plusieurs raisons derrière cela : d'abord, le cadre fiscal était inadapté dans la mesure où il y avait une double taxation sur les droits d'enregistrement. Conséquence : les produits financiers islamiques étaient chers par rapport à ceux de la finance conventionnelle. Cela a été corrigé dans la LF 2010. De plus, les banques n'ont pas suffisamment sensibilisé les investisseurs locaux sur le potentiel de la finance islamique. Actuellement, la tendance s'inverse plus ou moins. Pour preuve, certaines banques de la place ont créé des filiales de finance islamique. Toutefois, il reste beaucoup à faire pour asseoir ce concept dans la perception des institutionnels et des professionnels. Pour que le Maroc puisse prendre en marche le train de la finance islamique, quelles seraient les priorités à instaurer et les défis à relever ? Je dirais que nous devons aborder la finance islamique à travers un retour d'expérience et de savoir-faire en la matière. Dans ce sens, Dubaï, Kuala Lumpur et Londres sont des places financières qui doivent constituer une source d'inspiration et servir de modèle au Maroc. Il faut cependant préciser qu'il existe un obstacle de taille relatif à la rareté des ressources humaines qualifiées en finance islamique. C'est donc aujourd'hui, un des objectifs que nous nous sommes fixé, chez Optima Finance Consulting, à travers l'organisation de cycles de formation et de sensibilisation. En cela, nous nous sommes associés avec un partenaire des Emirats Arabes Unis dans le but d'ouvrir la porte aux Marocains intéressés par la finance islamique afin de s'inscrire dans des cycles de MBA à Dubaï. Un autre défi consiste à faire table rase des préjugés qui entourent la finance islamique, notamment au Maroc. De plus, il y a lieu d'innover en termes de produits financiers islamiques mais également d'instaurer un cadre réglementaire qui permettra à ces produits d'entrer dans un schéma de viabilité, un rôle qui échoit naturellement à Bank Al-Maghrib.