Il ne fait aucun doute que la disparition de Mohammed Abed Al-Jabri au mois de mai dernier a été surprenante et inattendue pour la plupart des intellectuels et des lecteurs en général. Une certaine distance a persisté entre nous et la triste nouvelle pendant un temps non négligeable ! Peut-être à cause du fait que le défunt était toujours fidèle à son rendez-vous avec ses lecteurs - et ils sont très nombreux- à travers ses articles qu'il préférait publier sur son site personnel et ce chaque mardi. Peut-être aussi, parce qu'il avait terminé son dernier article par ce fameux » à suivre…» fidèle à son habitude, à chaque fois qu'il s'agissait d'une longue étude nécessitant un découpage en série. Cependant, cette fois il n'y avait plus rien à suivre et pour cause, le Tout Puissant l'a choisi auprès de lui ! Al-Jabri pressentait sans doute que ses jours sur terre étaient comptés, que le compte à rebours avait déjà commencé. Il l'a effectivement insinué lors de son dernier passage à Riad en Arabie Saoudite où il a dit dans l'introduction de sa conférence consacrée à une lecture rétrospective de son parcours: » Il est du droit de mes lecteurs en Arabie saoudite qui sont nombreux et tous mes frères, ceux qui flattent sans réserve et ceux qui critiquent avec ou sans réserve, ils me doivent tous que je leur dévoile un peu de ma biographie qui sans doute s'approche de sa fin conformément à la volonté de Dieu dans ce bas-monde…». Quand un vieux s'éteint, c'est une bibliothèque qui brûle, dit le proverbe. Avec Al-Jabri c'est une bibliothèque singulière : riche et étonnamment diversifiée. En effet, Al-Jabri a écrit dans des domaines aussi variés que l'épistémologie et la philosophie des sciences, la critique de la raison, l'éthique, la politique, l'exégèse du Coran en passant par l'autobiographie ! Chacune de ses œuvres, qui avoisinent la quarantaine, constitue une thèse à part entière. C'est l'écrivain marocain le plus abondant dans le siècle écoulé comme l'a si bien présenté Noureddine Afaya dans son excellente et regrettée émission culturelle sur la première chaine marocaine. La persévérance ainsi que l'endurance d'Al-Jabri dans l'écriture et la recherche sont d'une exemplarité rare. Son objectif était bien tracé devant lui : pour refondre les bases d'une renaissance arabe sur des piliers nouveaux et originaux, il est impératif de passer par une nouvelle lecture de l'histoire de la culture et la pensée arabo-musulmane d'une part et de commencer à analyser les mécanismes de la raison arabe d'autre part. Le souci d'Al-Jabri n'était donc pas de «rénover» la pensée, mais de la «critiquer», au sens épistémologique du terme en essayant de mettre en évidence la raison sous-jacente à tout notre patrimoine culturel, en restant aussi éloigné que possible de toute critique idéologique. Sa réflexion perpétuelle sur ce souci intellectuel a donné naissance à l'un des projets culturels les plus importants et influents dans le monde arabe : critique de la raison arabe en quatre tomes, La formation de la raison arabe, La structure de la raison arabe, La raison politique arabe et la raison éthique arabe. Cette œuvre monumentale du Kant des Arabes s'inscrit dans la perspective de la recherche du rationalisme dans le patrimoine arabo-musulman pour s'en servir dans le présent et dresser les bases d'une modernité, qui selon Al-Jabri «ne veut aucunement dire le rejet de la tradition ou la rupture avec le passé, elle veut plutôt dire une manière pertinente de voir, autrement, la tradition pour que celle-ci soit plus capable d'escorter le progrès au niveau mondial«. Il s'agit donc de la «contemporanéité» ou «Al mouaçara». La question étant de mettre en exergue les figures culturelles de notre passé qui peuvent servir de point de départ pour le renouveau escompté du monde arabe partant du principe que toute renaissance d'une nation donnée doit s'amorcer à partir de son patrimoine culturel et non d'ailleurs. La renaissance européenne a-t-elle fait autrement ? La voie de la modernité doit passer, comme le préconise notre grand penseur, par la » lecture critique et responsable de la culture arabe en vue d'activer cette culture de l'intérieur «. Ainsi, Al-Jabri est parvenu à structurer les différents champs culturels du patrimoine selon trois cercles clairement déterminés : la démonstration (Albourhan), la rhétorique (Albayan) et la connaissance mystique (AlIrfan). Ce qui lui a aussi permis de trouver ces figures du passé qui peuvent servir pour la renaissance et qui sont Ibn Hazm, Ash-Shâtibî, Ibn Khaldoun et Ibn Rochd. Ceci lui a valu les foudres des penseurs arabes du Moyen orient reprochant à Al-Jabri le chauvinisme de ses conclusions ! Les débuts d'Al-Jabri en écriture ont porté sur un champs encore presque vierge dans le monde arabe à l'époque, en l'occurrence, la philosophie des sciences. Son œuvre, Introduction à la philosophie des sciences, est venue pour mettre en évidence le souci pédagogique dans la pensée d'Al-Jabri. En effet, il a pris conscience du fait que dans le monde arabe «on est encore en retard par rapport à la caravane de la pensée scientifique sur le plan de la pensée et de la technologie» et que, par conséquent, » Les études philosophiques sont encore beaucoup plus préoccupées par les avis métaphysiques que par les sujets ayant trait à la science, la connaissance et la technologie ce qui s'est répercuté sur nos universités et notre atmosphère culturelle générale«. Son souhait était de pousser l'école et l'université dans le monde arabe à suivre l'évolution de la pensée scientifique en vue de l'enrichir d'une part et de diffuser la connaissance scientifique sur une plus grande échelle d'autre part. On ne peut cacher notre étonnement et notre admiration devant le labeur effectué par Al-Jabri dans cette œuvre, ou il s'est aventuré dans des domaines complexes allant de la théorie des groupes et des anneaux en algèbre à la théorie de la relativité générale et restreinte d'Einstein. Il voulait que l'épistémologie et la philosophie des sciences soient dispensées aux étudiants des facultés scientifiques car ses derniers sont beaucoup plus en mesure de comprendre ses théories et découvertes scientifiques et développer ainsi le sens de la relativité de la connaissance scientifique. Essentiellement parce que la science est conçue comme un instrument de puissance et une réserve de certitudes, et son enseignement vise presque exclusivement la maîtrise technique et récompense souvent non les esprits les plus inventifs mais les plus dociles comme disait Dominique Lecourt. L'œuvre d'Al-Jabri se dresse devant nous aujourd'hui pour nous dire qu'il est impératif de continuer le parcours de ce grand homme en osant toujours poser les questions, conformément aux objectifs de toute réflexion philosophique car » Lorsque la culture dominante demeure la culture traditionnelle, le discours de la modernité a la charge de relire la » tradition » et de présenter sa vision contemporaine sur elle. Le besoin de travailler sur la tradition est dicté, en somme, par la nécessité de moderniser notre approche et notre manière de l'envisager au service d'une modernité bien comprise et ancrée dans l'acte et le discours«. * enseignant chercheur