Chez les deux auteurs les personnages sont hantés par leur passé et subissent les déchirements familiaux. Les quatre femmes de Mamoun Lahbabi ont changé de vie mais leur passé les poursuivait et les marquait de ses stigmates malgré toutes leurs tentatives de le gommer. Les démarches des deux écrivains sont bien sûr différentes. Notre auteur marocain s'inscrit dans une optique «réaliste»; il tente de saisir le réel et de le rendre dans des récits quasi linéaires où la description et le commentaire de l'événement prennent une place capitale. C'est le neuvième roman de Mamoun Lahbabi qui nous a servi dans son premier récit «Amours inachevées» (Ed. Horizons méditerranéens, Casablanca, 1994) une intrigue amoureuse. L'amour sous toutes ses coutures est un sujet de prédilection de cet économiste de profession qui enseigne à l'université de Casablanca. Ses textes suivants ne dérogent pas à cette règle, même si ce serait réducteur de les cantonner dans cette dimension: une quête intérieure et utopique dans «Dorhan» (L'Harmattan, 1999); les amours de Daïma et de Ram dans «Sur tes pas» (L'Harmattan, 2001); la passion contrariée dans «Plus que tout au monde» (Afrique Orient, 2005); il publie chez Marsam «La vie volée» (2005) et «La brume des jours» (2007) avant de revenir chez Afrique Orient pour ses trois dernières publications: «Une journée pas comme les autres» (2008) et «La pénombre des masures» (2009). C'est dire que c'est un auteur prolifique même s'il ne fait pas de vagues. «Vies de brouillards» relate l'histoire de ces quatre jeunes femmes qui passent de la périphérie de Casablanca, le fameux bidonville de Sidi Moumen où elles ont eu une enfance difficile, au centre-ville. Une ascension dont les moyens, souvent peu recommandables, sont dévoilés par l'auteur. Les filles tentent de rattraper le temps perdu mais à chaque fois leur passé les rattrape. Certaines images qui jaillissent de ce passé sont choquantes: la petite fille de dix ans violée par l'homme le plus respectable du quartier, dont l'apparence est si irréprochable qu'on lui donnerait le bon Dieu sans confession; la gamine qui voit sa mère appliquer un torchon sur le visage de sa petite sœur âgée de trois jours jusqu'à ce que mort s'ensuive. C'est une figure dont on se rappelle après la lecture du roman même si elle n'est pas un personnage principal: une mère qui déteste son bébé et ne l'embrasse jamais, elle «se courba davantage vers le visage du bébé. Les deux souffles se mêlent. Nawal crut qu'un baiser allait être donné. Son cœur battait à tout rompre. Elle immobilisa tous ses sens, retint sa respiration comme si elle hibernait. Son œil gauche restait en alerte pour escorter cette étrange scène. Puis, brusquement, la mère apposa le linge noir sur le visage de l'enfant. Et longtemps, trop longtemps, elle le maintint sur sa bouche. Il n'y eut ni cris, ni pleurs» (p.76). Tout n'est pas noir. Mamoun Lahbabi alterne savamment des moments de détresse avec des instants de liesse vécus par le quatuor rescapé de Sidi Moumen qui déguste la vie dans les cafés et les restaurants du Centre-ville de l'autre Casa, le Casa huppé. Trois dimensions s'imbriquent dans «Vies de brouillard» et meublent les conversations des personnages ainsi que les commentaires du narrateur: les drames familiaux, les événements professionnels et les aventures sentimentales. Trois plans qui communiquent tout au long des dix chapitres de ce récit. Les tentatives de l'oubli du passé, l'acharnement pour réussir sa carrière et le rêve du grand amour tout en sombrant dans le commerce de la chair. Les quatre jeunes femmes ne manquent ni d'ambition ni d'intelligence. A travers leurs regards, l'auteur nous offre une radioscopie de la société marocaine moderne avec toutes ses contradictions. On peut dire qu'il a trouvé son sujet et que tout le reste est une recherche des moyens permettant d'esquisser un tableau représentatif d'une époque. Il répond en cela à ce propos avancé par un de ses personnages: «Le peintre cherche pour trouver […] le romancier […] trouve d'abord et cherche ensuite» (p. 201). Les moyens mis en œuvre par l'écrivain consistent en un style simple, direct et précis. La narration est souvent linéaire avec de temps à autre des flash-back qui font remonter le lecteur à l'enfance des quatre protagonistes. Des introspections de ces dernières accordent au récit une dimension psychologique et lyrique. On peut regretter cependant que le récit soit trop lisse et que la narration manque de soubresauts et de dynamisme. Le lecteur est rarement surpris aussi bien par la construction que par l'histoire. Cependant, dans le paysage littéraire marocain, l'originalité de l'idée développée dans le roman ainsi que la persévérance de Mamoun Lahbabi, qui a publié ces quatre dernières années au rythme d'un roman par an, méritent d'être saluées. Le livre s'achève sur cette phrase: «Nous continuerons la prochaine fois» (p.224). Souhaitons à Mamoun Lahbabi bon vent pour déployer de nouveau ses talents de conteur dans ses prochaines aventures littéraires.