Si les deux premiers volets de cette œuvre narrative étaient surtout teintés d'un caractère autobiographique ; Loakira saisissant des «instantanés» d'un passé révolu, le troisième volet prend une autre orientation. Il est une exploration en profondeur de l'âme humaine et une aventure langagière car, lit-on dans le récit, la langue «est dépourvue d'os». Alors toutes les acrobaties sont possibles. Déjà en 1986, Mohamed Loakira inaugurait son recueil intitulé «Semblable à la soif» (Ed. Al Assas) par ce vers qui occupait à lui seul toute une page blanche : «Qu'ont-ils les murs à taire la résonance du leurre». Un quart de siècle après cette interrogation-indignation la parole et ses résonnantes se libèrent dans «L'inavouable». Marqué de noir et de deuil, le récit commence et s'achève par l'évocation de l'image de la mort. Il démarre par le retour inopiné de Mamoun. Les premières lignes nous invitent dans un avion qui tangue comparé à un gigantesque cercueil. Mauvais présage. En effet, le protagoniste sera comme un naufragé sur une île déserte au sein même de la ville où il avait vécu. Personne ne l'attendait à l'aéroport, ni chez lui d'ailleurs. A lui les déambulations solitaires dans les ruines d'un passé écoulé à jamais et au lecteur, guidé par le style de l'auteur qui reste fidèle à la poésie tout en s'inscrivant dans la prose narrative, la navigation dans l'âme et l'esprit erratiques de Mamoun. En couverture, un tableau de Nabili suggère la même signification : un portrait sur fond sablonneux où le corps, la tête essentiellement, s'effrite au gré du vent, un visage tuméfié couvert de taches rouge-sang, avec la persistance d'une main tentant d'entraver l'aveu… mais le récit parle : «Moi Mamoun, fils de la Place. / C'est là que j'ai assimilé les artifices, les roueries narratives en fréquentant assidûment les cercles de l'Esplanade des Saints, là que j'ai tramé, réinventé mystères, oublis, fantasmes, là que j'ai rêvé d'être le meilleur conteur de tous les temps. J'ai comploté, joué le pitre, l'acrobate et narré des mensonges avérés illusoires». (p.65). La figure de Mamoun et celle de Mohamed Loakira fusionnent et se distancient en même temps, c'est la preuve de la maîtrise de l'art du conte. Le récit n'est pas linéaire, il n'est pas réaliste, il est suggestif. L'intrigue est à la fois liée à l'intime mais aussi au sociétal et au politique. Dans un tel enchevêtrement de plusieurs dimensions, la lecture sera plurielle ou ne sera pas. Tant mieux ! Sur le plan individuel, il s'agit du drame de Mamoun qui ne retrouve plus ses «diablotins», c'est ainsi qu'il nommait affectueusement ses enfants que sa femme a emportés en partant sans laisser d'adresse. Le cas n'est pas isolé, il devient social si on écoutait les compagnons de la beuverie qui rapportent plusieurs autres histoires du même genre qui finissent par la perdition du protagoniste ; encore un mauvais présage pour Mamoun. L'ombre des années de plomb plane sur le récit du début jusqu'à la fin. Les arrestations abusives deviennent une obsession, un cauchemar qui envahit le texte par effraction et sans crier gare : «On frappe à la porte sourdement. Ensuite violemment. Sont-ils là ? Ils insistent. Que faire ? Ouvrir, mains tendues pour enfiler les bracelets, sensibiliser les couilles, le trou du cul. Se terrer, faire le mort ? Ils sont capables de l'extraire du tréfonds de lui-même» (p.74). La violence domine le texte ; la syntaxe, les mots et les sonorités miment à merveille ces fureurs. La menace est permanente telle l'épée de Damoclès : le retour au cachot ! Du moins c'est une obsession bien mise en valeur par le récit. Les bistrots et les beuveries deviennent le refuge pour noyer le chagrin en fredonnant le fameux vers d'Abu Nawas : «Guéris-moi par la même qui fut à l'origine de mon mal» (p.103). Alors, «les verres tournent, les bulles pétillent, les vertiges grimpent tel un lierre» (p. 104). La cadence se fait rapide comme dans une tragédie et l'horizon se révèle menaçant… la mort est au bout. Dans une telle atmosphère, les petites choses du quotidien et les insignifiants objets de la vie prennent une autre dimension, acquièrent de l'ampleur : «Ici, la vraie vie se dégage des voix, des mouvements, des pauses […]. [Mamoun] prend contact avec le superflu, l'inopiné, le réel, les promesses. Mieux, y trouve une raison de s'accrocher à la vie, laquelle lance ses tentacules, sangle, vêt, dépouille. Elle l'entoure, le distrait, l'angoisse, et, d'un désir flagrant, l'invite à l'imprudence, à l'évasion, à l'acceptation des joies, des douleurs telles qu'elles se présentent» (p. 84). Ces actions, attribuées ici à la vie, retracent aussi l'effet que peut avoir ce récit sur le lecteur ; le récit c'est aussi une certaine vie. Il faut dire cependant que tout en écrivant un récit, Mohamed Loakira garde sa liberté de poète qu'il a conquise du haut de sa dizaine de recueils de poèmes publiés. Il taquine la syntaxe et tire la langue à la grammaire d'où un souffle de révolte et d'insoumission qui émane du texte pour le plaisir du lecteur.