Depuis plus de 50 ans, la Turquie essaie de se rattacher à l'Europe qui n'en finit pas de durcir les conditions et de repousser les échéances. Si cela avait un sens à la fin du XXe siècle peut-on dire qu'aujourd'hui l'intérêt est le même ? Le processus d'adhésion de notre pays à l'UE continue d'être une des priorités stratégiques de la politique étrangère turque. La Turquie est déjà membre de toutes les organisations européennes dans tous les domaines, à l'exception de l'UE. Pour en citer quelques-unes, je peux mentionner le Conseil de l'Europe, l'OSCE, le Processus de coopération des pays de l'Europe de Sud-Est, l'Organisation de coopération économique de la Mer noire ; mais aussi nombreuses institutions telles que l'Eurovision, l'UEFA… La Turquie fait également partie de l'Union douanière de l'UE ; dans ce domaine on peut parler déjà d'une Europe à 28 ! La Turquie est le 7e partenaire commercial de l'UE. A peu près 50 % du commerce extérieur de notre pays est effectué avec les pays de l'UE. Les pays européens sont les plus grands investisseurs en Turquie. En fait la Turquie, qui a une position géographique particulière et une politique étrangère multidimensionnelle, est à la fois un pays européen, et elle est résolue à accomplir les réformes qui restent à faire afin d'adhérer à l'UE. L'adhésion de la Turquie à l'UE reste donc l'objectif principal de notre politique étrangère. La diversification et l'approfondissement de nos relations avec d'autres pays et d'autres régions du monde ne doit pas être vue comme une recherche alternative de partenaires, mais comme une volonté d'établir un espace de paix, de stabilité et de prospérité dans notre région et au-delà, dans lequel dominera l'esprit de coopération, plutôt que l'esprit de confrontation. Cependant, il est vrai que quelques pays sont opposés ou réticents à l'entrée de la Turquie dans l'UE. Pourtant, notre candidature est inscrite dans la législation européenne (l'acquis communautaire). Pour la Turquie, il est hors de question de renoncer à ce droit et d'accepter de changer les règles du jeu. Nous allons poursuivre les négociations qui continuent d'ailleurs. Nous espérons que l'UE parviendra à résoudre ses problèmes internes et accélérera le processus des négociations. Toutefois, à la fin de ces négociations, chaque partie est libre de prendre la décision qu'elle voudra. La Turquie n'a-t-elle pas un rôle plus central à jouer sur le plan économique et politique dans un bloc plus dynamique ? Le monde n'est plus dans un système bipolaire. Il existe diverses possibilités de coopération entre les pays et les organisations. La Turquie poursuit une politique étrangère qui répond à cette nouvelle donne : Elle est membre des organisations européennes et continue de travailler pour faire avancer son processus d'adhésion à l'UE ; elle est membre de l'OTAN et participe notamment aux opérations de l'Alliance au Kosovo et en Afghanistan ; elle développe ses relations avec ses voisins dont la Russie, l'Azerbaïdjan, les pays arabes et elle entame un rapprochement avec l'Arménie dans le cadre du principe «zéro problème avec les voisins» ; avec le monde arabe elle noue des relations multidimensionnelles et développe davantage ses liens économiques, elle augmente sa présence en Afrique sub-saharienne en ouvrant de nouvelles ambassades ; elle inaugure avec d'autres pays des oléoducs et gazoducs et projette d'ouvrir de nouveaux pipelines pour la diversification des ressources énergétiques ; elle travaille pour développer la coopération régionale dans les Balkans et pour faire avancer l'intégration européenne et euro-atlantique de la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Serbie ; elle coopère avec le Brésil dans le dossier du programme nucléaire de l'Iran. La Turquie, en tant que 15e économie du monde, fait également partie du Groupe du G20. On peut citer d'autres exemples, mais cette nouvelle politique très active et dynamique de la Turquie démontre que nous ne sommes plus dans un système de blocs mais dans l'ère de la mondialisation qui nécessite une coopération et solidarité accrues des pays et des peuples pour la paix, la stabilité et la prospérité régionales et mondiales. Quelle est l'utilité de l'UPM ? Le bassin méditerranéen, qui a été sous plusieurs aspects le centre d'intérêt du monde tout au long de l'histoire, conserve aujourd'hui son importance. Néanmoins, les disparités et les problèmes entre les différentes régions de la Méditerranée continuent malheureusement d'exister aujourd'hui. La résolution de ces disparités et problèmes est une nécessité importante se dressant devant tous les pays de la Méditerranée et qui ne peut plus être ajournée. Cette résolution nécessite tout d'abord une bonne compréhension des problèmes existants. Les pays méditerranéens doivent également avoir une vision commune et penser ensemble un avenir collectif pour la paix, la stabilité et la prospérité dans la région. Si un mode d'action collective n'est pas adopté et que les efforts nécessaires ne sont pas entrepris, cette situation affectera de manière négative la stabilité et la sécurité régionales. L'Union pour la Méditerranée (UPM), qui a été lancé sur les fondements du Processus de Barcelone, est donc notre outil essentiel pour atteindre ces objectifs. Cette initiative peut jouer un rôle important pour la création de nouvelles synergies et pour la compréhension mutuelle dans la région euro-méditerranéenne. Il importe également que les progrès accomplis dans le cadre de l'UPM bénéficient d'une certaine visibilité et puissent être ressentis dans la vie quotidienne. D'où la nécessité de mettre en œuvre des projets concrets, efficaces et visibles. La création du secrétariat à Barcelone et la nomination de l'ambassadeur Ahmad Masa'deh au poste de secrétaire général sont des étapes importantes dans le développement de l'UPM. La Turquie a nommé un ambassadeur très brillant et efficace au poste de secrétaire général-adjoint en charge des Transports. Elle va aussi envoyer d'autres diplomates et experts pour que le secrétariat commence à fonctionner et puisse mettre en œuvre les projets. La Turquie, qui de par sa situation géostratégique, jouit de liens profondément enracinés avec les Balkans et le Moyen-Orient, est, dans le même temps, un pays méditerranéen. Le bassin méditerranéen est, aussi bien du point de vue des liens politiques et économiques que du point de vue des liens historiques et culturels, important et prioritaire pour la Turquie. Notre pays, qui jouit de relations bien ancrées avec la Méditerranée, vise à établir et à renforcer des relations amicales avec tous les pays de cette région. Grâce à l'entremise de la Turquie et du Brésil, l'Iran a accepté de se conformer à une demande de la Communauté internationale. Pourtant, des sanctions ont été votées à l'ONU. Peut-on dire que la diplomatie «occidentale» ne reconnaît pas à d'autres pays la possibilité de jouer un rôle de premier rang sur la scène mondiale ou bien peut-t-on dire que la diplomatie occidentale a déjà un schéma en tête et qu'elle essaie de le faire correspondre à la réalité qu'elle provoque ? La dernière résolution du Conseil de sécurité qui prévoit de nouvelles sanctions contre l'Iran, n'aide pas vraiment ceux qui veulent résoudre ce problème par les moyens de la diplomatie et met en difficulté l'application de l'accord de Téhéran du 17 mai. Les expériences antérieures nous ont montré que les sanctions affectent surtout les peuples et les pays voisins. Cependant, grâce aux votes du Brésil et de la Turquie lors de l'adoption de cette résolution, l'accord du 17 mai est toujours en vigueur et nous espérons que les pays concernés travailleront ensemble pour que le processus progresse, malgré l'ambiance négative créée par les sanctions. Maintenant, il faut donner une chance à la diplomatie et au dialogue. La Turquie continuera à contribuer à ce processus afin qu'une solution diplomatique et négociée soit trouvée. La Turquie ne pouvait pas rester indifférente à un problème qui pourrait avoir des effets néfastes sur sa sécurité, son économie et son développement social. Les pays émergents ont aussi des intérêts dans les questions qui sont généralement gérées par les puissances traditionnelles. Par conséquent, la coopération, la transparence et la confiance entre tous les pays concernés deviennent indispensables pour que ces questions ne suscitent pas de nouvelles crises. Un navire turc a été agressé en eaux territoriales internationales, des citoyens turcs ont été assassinés. Que compte faire la Turquie pour faire respecter le droit international dans cet acte ? De quels moyens disposez-vous pour faire entendre la voix de la justice ? Comment convaincre la communauté internationale que l'intermédiation de la Turquie est un gage de stabilité et de paix pour la région aussi bien pour la crise iranienne que pour le blocus de Gaza ? Quel message veut faire entendre la Turquie sur le plan international ? L'attaque de l'armée israélienne contre la flottille d'aide humanitaire est une violation flagrante du droit international. Ce n'est pas une question entre la Turquie et Israël, mais entre Israël et la communauté internationale. La commission d'enquête créée par Israël ne répond pas du tout aux critères établis par l'ONU. La Turquie a accepté la proposition du secrétaire général de l'ONU de réunir un groupe d'experts dont un Turc, un Israélien et trois experts de pays tiers. Dans l'absence d'une enquête indépendante, la Turquie a également ouvert son enquête et notre gouvernement a créé un comité sous la présidence des ministres de la Justice et des Affaires étrangères. La Turquie, en respectant le droit international, continuera à mettre en œuvre tous ses efforts pour qu'une enquête indépendante, équitable et transparente soit effectuée. Elle fait appel à tous les pays et tous les forums internationaux pour faire pression sur Israël. Il faut savoir que la plupart des passagers de la flottille qui ont été assassinés l'ont été par des tirs à la tête ou au coeur, pratiquement à bout portant. Ce qui exclut la thèse de la tentative de maitrise avancée par les Israéliens. Ce que nous attendons actuellement d'Israël est qu'il accepte de reconnaître qu'elle a commis un crime ; qu'il s'excuse officiellement et qu'il offre une compensation pour les dégâts matériels et moraux qu'il a causés. L'avenir des relations turco-israéliennes sera affecté par la réponse israélienne qui sera donnée à nos demandes. Je crois que la communauté internationale devient de plus an plus consciente du rôle que la Turquie joue pour la paix au Moyen-Orient, au Caucase, dans les Balkans et en Méditerranée. Notre message est simple : dialoguer et coopérer pour la paix, la stabilité, la prospérité et le développement économique. La plupart de nos interlocuteurs ont compris notre message. Nous avons pu établir ensemble de nouvelles coopérations qui ont donné des résultats concrets. Les relations entre la Turquie et le Maroc, les deux pays ont signé un accord de libre échange qui a permis de développer les relations commerciales. Le niveau de ces échanges reste toutefois assez limité. Quels sont les facteurs qui expliquent selon vous cette faiblesse et comment pourrait-on y remédier ? Je ne partage pas votre opinion, car le volume des échanges entre les deux pays a connu une grande évolution et a presque quadruplé en six ans, notamment entre 2003 et 2009. Ce volume a atteint un chiffre record de 1,3 milliards de dollars en 2008, avant la crise. Toutefois, malgré notre accord de libre échange, nous n'avons malheureusement pas pu réaliser une diversification des produits faisant l'objet des échanges. Nos ventes dans le marché marocain sont constituées plutôt de fer et acier. A eux seuls, les «billets» fer et acier (qu'on peut considérer comme matière première de ce secteur) constituent presque 40% de nos exportations. Cette constatation est valable aussi pour les exportations marocaines en Turquie. Vous vendez essentiellement de l'acide phosphorique, des phosphates, de la ferraille et des débris de fonte,etc. Je reste optimiste pour la possibilité de diversifier nos échanges car il y a une complémentarité entre nos deux économies. Pour réaliser cet objectif on essaie de favoriser les délégations entre les deux pays. Dans ce cadre, notre Service commercial a organisé pendant l'année 2009 en collaboration avec les unions des exportateurs en Turquie 8 visites de délégations d'hommes d'affaires marocains en parallèle avec des foires organisées en Turquie. Le nombre des sociétés ayant pris part à ces délégations est de 38 avec 49 participants. Le total des sociétés qui ont participé à nos délégations depuis 2005 s'élève à 435 avec 520 participants. Toutefois, il y a également un autre secteur qui n'est pas pris en compte au sein de notre actuel accord de libre échange. C'est le secteur de l'agroalimentaire et des produits agricoles transformés. Il faut prévoir de les intégrer dans l'accord et élargir ainsi son champ d'application car il existe plusieurs opportunités à réaliser dans ce domaine. Quels sont les secteurs où la complémentarité peut le mieux se jouer ? Les opportunités associées à notre accord sont nombreuses. Vu l'écart du niveau de développement entre les deux économies, on ne peut pas penser tout de suite à équilibrer les échanges. Mais à mon avis, il faut intensifier les efforts au sujet des partenariats et pour attirer les investissements directs vers le Maroc. Nous pouvons, à titre d'exemple, nouer des partenariats dans des secteurs comme l'énergie, l'agroalimentaire la franchise et la construction. Dans ce sens, nous avons reçu récemment une délégation d'investisseurs en centres commerciaux. Cette visite de prospection a permis de voir de plus près l'état des lieux des centres commerciaux au Maroc et de dénicher les opportunités d'investissement dans ce secteur. La Turquie est connue pour son histoire, ses arts et son dynamisme culturel. Elle représente un excellent exemple de brassage culturel et de synthèse entre la tradition et la modernité. Pourriez-vous nous parler du modèle social turc et de ce que nous pouvons en tirer comme enseignements ? Je pense que ce n'est pas à nous de donner des leçons ou d'enseigner aux autres pour adopter ou modifier un modèle social. Je peux seulement souligner les points forts de la société turque. Elle est jeune, dynamique, ouverte et en plein essor. La démocratie, la laïcité, l'épanouissement de la femme, la famille, la tolérance et le respect des traditions sont des facteurs clés de la société turque. Bien sur, des problèmes existent et il faut les résoudre. Mais nous regardons l'avenir avec confiance et espoir. Je vois beaucoup de similitudes entre les sociétés turque et marocaine et je m'en réjouis. Le peuple turc et le peuple marocain sont deux peuples fiers de leur histoire riche, fiers de leurs cultures. Avec des affinités culturelles importantes et grâce à l'amitié profonde qui nous unit, il est tout à fait normal qu'il y ait des échanges naturels et spontanés dans tous les domaines de nos relations.