«J'ai failli être physiquement agressé par un de mes concurrents qui me reprochait de lui avoir piqué ses clients. C'était une scène terrible. Mais j'ai gardé mon calme et je lui ai rétorqué : vous perdez certains de vos clients parce qu'ils veulent de la transparence, chose que vous n'avez pas». Cette étonnante confidence nous a été faite par le patron d'une des grandes sociétés d'intérim de Casablanca. Sur la problématique de transparence et d'opacité du secteur, en effet, selon plusieurs observateurs, comme hier, aujourd'hui encore, les acteurs de l'intérim sont à couteaux tirés. La guerre de tranchée se passe entre ceux qui disent n'avoir rien à se reprocher et prônent la transparence et ceux qui veulent continuer à profiter des avantages qu'offre l'opacité du secteur. Le secteur a deux associations (la FNETT et l'UMETT). Selon un acteur du secteur, ces deux associations sont constituées de membres qui ne peuvent pas s'unir dans une même organisation, parce que tout les sépare, aussi bien leur mode de fonctionnement que les valeurs qu'elles défendent. Mais un autre grand signal du manque de transparence qui persiste toujours, c'est que les deux associations elles-mêmes totalisent moins de trente membres, pour un secteur qui a plus de 120 opérateurs officiellement reconnus. Pour nombre d'acteurs, adhérer à l'une de ces associations, c'est prendre le risque énorme d'attirer les projecteurs sur soi. La logique est donc simple : «Pour vivre heureux, vivons cachés». Au niveau de la FNETT, une source explique que plusieurs campagnes ont été menées pour recruter de nouveaux adhérents, en vain. Commentant ce refus des acteurs à intégrer tout groupement professionnel organisé, une autre source proche du dossier, explique : «Nous n'étions pas surpris de l'échec de nos campagnes d'adhésion. Au contraire, cela nous a montré combien il y a encore de voyous dans notre secteur, car pour intégrer la fédération, il faut montrer patte blanche et c'est cela qui effraie les gens». En effet, selon les propos du président de la FNETT, les conditions sont dissuasives, car pour être membre, la fédération exige que la société candidate démontre sa bonne foi en fournissant son statut, son bilan, ses déclarations à la CNSS, un quitus d'impôts et une déclaration sur l'honneur. Au niveau de l'UMETT, selon les explications de son président, les éléments exigés sont : une demande, la reconnaissance d'être acteur du secteur, le paiement de la cotisation, une attestation CNSS... et on est membre. Opacité et laxisme de la CNSS Alors, si les vieux démons continuent toujours de courir pour plusieurs observateurs, c'est parce qu'en matière de restructuration du secteur, il n'y a eu jusque-là que des mesures pour la plupart dérisoires. L'Etat peine à sévir contre les sociétés d'intérim indélicates. En la matière, c'est aujourd'hui la CNSS qui est montrée du doigt, accusée de laxisme. Selon quelques opérateurs, ce laxisme favorise davantage le non respect de la législation du travail, à tel point qu'aujourd'hui, il y a, même parmi les grosses sociétés d'intérim, celles qui ne déclarent pas leur personnel à la CNSS ou le déclarent partiellement. Les confidences des acteurs du secteur soulignent qu'il y a quelque temps, la CNSS avait épinglé certains des acteurs indélicats, qui ont totalisé plus de 120 millions de cotisations non déclarées. «Mais le hic, souligne-t-on, est qu'au lieu de les sanctionner, la Caisse s'est contentée de faire avec les contrevenants un moratoire qui leur permet de payer progressivement (sur plusieurs années) leurs arriérés». Parmi les sociétés épinglées, de grosses pointures du secteur, comme Tectra et RMO sont citées. Contactés pour confirmer ou infirmer l'information, au niveau de RMO, aucun responsable n'était joignable, chez Tectra, lea direction s'est refusée à tout commentaire. «Si vous voulez savoir, allez voir la CNSS. Tectra paie 6 millions de dirhams de charges sociales», nous a signifié un responsable sur un ton plutôt emporté. Auprès de la CNSS, une source interne, nous a cependant confirmé qu'effectivement, le moratoire avait été signé, sans donner Piqués à vif, les autres opérateurs, estimé lésés, avaient menacé d'arrêter officiellement de payer la CNSS pour protester contre ce qu'ils appellent «le laxisme des autorités envers les sociétés indélicates», mais il n'y a jamais eu de passage à l'acte. Expliquant les raisons d'un tel mécontentement, un professionnel souligne, «Ce qui est pénible et difficile à accepter pour toutes les sociétés du secteur qui honorent leurs engagements sociaux vis-à-vis de leurs travailleurs, c'est que celles qui n'ont pas payé ou qui ont sous-déclaré à la CNSS pendant des années, sont considérées comme des entreprises propres et transparentes, à partir du moment où elles commencent à payer leurs arriérés. Cela veut dire qu'elles sont aussi crédibles que toutes les autres qui n'ont jamais triché». Et d'ajouter, «Normalement, la CNSS devrait sanctionner ces tricheurs. Cela aurait le mérite, au moins, de faire justice à leurs clients et aux travailleurs». Mais cela n'est que la partie visible de l'iceberg des maux du secteur. Repères : La mesure qui a mis de l'huile sur le feu La décision gouvernementale consistant à faire payer aux sociétés d'intérim un chèque de 1,2 million sous forme de garantie a encore davantage divisé les acteurs du créneau. Certains des acteurs, notamment ceux regroupés au sein de la FNETT (18 adhérents), se sont opposés au paiement du chèque et ont proposé la mise en place de caution bancaire dont le montant est variable selon la taille de l'opérateur. Pour la FNETT, la formule de la «caution bancaire à montant variable» est plus équitable. «Il n'est pas logique de faire payer les mêmes sommes aux grosses sociétés d'intérim et aux petites», souligne un acteur du secteur. Or d'autres, étant contre la proposition de la FNETT, sont partis payer leur chèque de garantie. La RAM a créé sa propre société d'intérim et a été l'une des premières sociétés à ouvrir le bal. Suite à cela, l'UMETT (deuxième association du secteur) s'est également déclarée pour le paiement du chèque garanti. Au niveau de la FNETT, on explique que «ceux qui étaient pour le paiement du chèque de garantie y voyaient là un moyen de tuer les petits acteurs pour prendre leurs clients». Vrai ou pas, toujours est-il que, selon certains observateurs, c'est suite à cette histoire, où l'UMETT s'est déclarée ouvertement pour le paiement du chèque de garantie, que celle-ci a perdu une bonne partie de ses adhérents. Nos sources expliquent que l'association comptait au départ une vingtaine de membres et aujourd'hui ne compte plus que cinq adhérents (dont RMO, Tectra, Best Intérim...). Contacté à ce propos, Zahir Lamrani, le président de l'UMETT, reconnaît qu'il y a eu des défections dans leurs rangs, mais souligne que l'association compte aujourd'hui encore une dizaine de membres. Sur les avancées du débat, une source interne de la FNTT nous confie que les parlementaires ont voulu trancher la question. Et pour ne mécontenter personne, selon nos informations, le projet de loi en cours d'examen au niveau du Parlement donne désormais la possibilité de choisir le chèque ou la caution bancaire. Pour le président de l'UMETT, cette information n'est que pure spéculation. Selon lui, la seule mesure reconnue c'est le paiement du chèque auprès de la CDG. «Tant que tout va bien, on ne se pose pas de questions sur les conséquences de l'opacité» : Patrick Cohen, DG de Crit. Les Echos quotidien : Le secteur est-il aujourd'hui mieux organisé qu'avant ? Patrick Cohen : Il y a eu quelques améliorations, mais il y a encore beaucoup de problèmes. Les mauvaises pratiques continuent toujours. Il y a encore beaucoup de sociétés d'intérim qui ne déclarent pas leurs travailleurs ou qui font des sous-déclarations. Le problème est que tant que tout va bien, les gens ne se posent pas de questions sur l'opacité. Mais ce qu'on oublie, c'est qu'une société d'intérim emploie des milliers de personnes. Alors imaginez qu'un jour cette société tombe en faillite (le manque de transparence augmente ce risque), ce serait un drame social, car tous ses employés n'auront aucun droit. Les clients n'exigent-ils pas la transparence à leur prestataire d'intérim ? Malheureusement non, sauf bien sûr quelques rares cas qui sont généralement des grands groupes. Mais de façon générale, les entreprises clientes ne se posent pas de questions sur l'honnêteté ou non des sociétés d'intérim. D'ailleurs, les clients ont-ils seulement les moyens de savoir qui est transparent et qui ne l'est pas ? En tous cas, on peut bien déduire que l'opacité qui règne sur le secteur arrange aussi les clients, car les sociétés d'intérim qui ne travaillent pas dans les règles de l'art, ont aussi l'avantage de pouvoir casser les prix. Donc pour les clients, qui sont pour la plupart dans une logique de moins disant, c'est évidemment une aubaine. Quelles sont les solutions possibles pour assainir le secteur ? Avec de la bonne volonté, trouver les bonnes solutions pour le secteur n'est pas si difficile que ça. Il faut seulement que les autorités soient fermes et accentuent les contrôles. Les entreprises clientes peuvent aussi contribuer à la transparence du secteur en demandant, avant de sélectionner un prestataire, à avoir son bilan, ses déclarations de CNSS et tout document, qui prouvent qu'ils honorent leurs obligations sociales. «L'intérim a besoin d'un système de contrôle spécifique» : Jamal Belahrach, DG de Manpower. Les Echos quotidien : Depuis le temps qu'on parle de réorganisation du secteur, quelles sont les avancées aujourd'hui ? Jamal Belahrach : Le débat sur la restructuration du secteur a été lancé depuis des années. En 2004, il y a eu un début de réglementation, c'est-à-dire juste un minimum : le Maroc s'est enfin conformé à la convention 181 du BIT qui obligeait à reconnaître les entreprises d'intérim comme des agences d'emploi privé. Autre petite avancée, c'est le fait d'avoir imposé la caution garantie. Une autre mesure prise, mais qui n'était pas bonne pour le secteur, c'est d'avoir institué la durée maximale du contrat d'intérim de trois mois renouvelable une fois, c'est-à-dire 6 mois. Or, cela est une hérésie totale, lorsqu'on sait que dans tous les autres pays cette durée est de 18 mois, car le temps de former un intérimaire pour qu'il soit opérationnel, les six mois sont déjà dépassés. Or, cette formation est nécessaire, faute de quoi l'intérim devient une machine à fabriquer des chômeurs. On voit donc clairement que le délai du contrat imposé ne répond pas aux besoins des entreprises qui recourent à l'intérim. Et l'opacité est toujours de mise. Est-ce lié à une défaillance de contrôle du secteur ? Oui, bien évidemment, l'opacité est toujours là. Pour l'éradiquer, il faut des moyens de contrôle spécifiques au secteur, car l'intérim est un modèle économique particulier: on détache des gens pour les faire travailler ailleurs. De ce fait, les contrôles fiscaux des sociétés d'intérim doivent être faits par des gens qui connaissent bien le métier. Quand la CNSS ou un inspecteur du travail veut contrôler une société d'intérim, il va à son siège regarder dans ses comptes. Or, cela est inefficace car la société d'intérim a pour matière première des hommes, placés dans des entreprises et dans différentes régions. Une société opaque donc peut avoir mille travailleurs temporaires placés et n'en afficher dans ses comptes que 100. Comment trouver la vérité ? En France, par exemple, le système de contrôle est différent et beaucoup plus efficace : dès qu'un intérimaire est détaché, la société d'intérim est obligée d'envoyer systématiquement une copie du contrat aux Assedic. C'est comme cela que les Français arrivent à chiffrer le nombre d'intérimaires et à garder leur traçabilité. Au Maroc, on peut envisager ce type de contrôle avec l'Anapec ou la CNSS par exemple, mais il faudrait que l'Etat prenne le sujet au sérieux.