Au lendemain de l'adoption de la loi des finances 2011, spécialiste reconnu des questions comptables et fiscales, Aziz Bidah, nous faisait cette analyse : «les mesures annoncées en faveur des TPE sont fort prometteuses et leur offrent l'occasion de rentrer dans la légalité sans trop de frais, ni de risque», mais il émettait également des réserves quant à la motivation de ces entreprises à s'inscrire facilement dans la logique du nouveau régime fiscal. Aujourd'hui, quatre mois après l'avènement de la nouvelle loi des finances, cette analyse semble se confirmer. En dépit des interventions de Abdellatif Zaghnoun, directeur général des Impôts, dans les différentes régions, pour expliquer les avantages du nouveau régime fiscal, les informations provenant du terrain ne sont pas très encourageantes. Selon une source interne à la DGI, «concernant les mesures clés, qui doivent marquer le changement de cap, à savoir, le passage de l'informel au formel, qui devrait permettre de bénéficier de la baisse d'impôts de 15% et l'incitation à passer du statut de personne physique à celui de personne morale, il faut noter que les TPE ont encore du mal à bouger et à saisir les opportunités offertes». Différents responsables dans les régions confirment également, qu'en ce moment, l'attitude des TPE est plutôt dominée par la méfiance et la crainte d'aller vers le nouveau régime fiscal et ceci, pour plusieurs raisons. Coût de la transparence Selon El Mahjoub M'sahi, chef de département «Appui à l'entreprise», au niveau de la Chambre de commerce de Rabat, «le grand handicap est qu'aujourd'hui encore et particulèrement chez les commerçants, toutes les mesures provenant de l'administration ont tendance à effrayer les TPE, plus qu'elles ne les rassurent». Dans leur raisonnement, explique-t-il, les dirigeants des TPE ont tendance à croire qu'un rapprochement avec l'administration ne peut être qu'en leur défaveur, car ils seront plus contrôlés et ne pourront plus mener leurs activités comme ils l'entendent. Une analyse également partagée par Mohamed Lahyani, expert comptable et fondateur du cabinet Audit-analyse, qui souligne qu'en effet, il ne peut en être autrement dans la mesure où adopter le nouveau régime fiscal implique de la transparence sur toute la ligne et que, chez les TPE particulièrement, la fraude fiscale est un sport favori. Aujourd'hui, au niveau de Tanger, explique Lahyani, «les dirigeants des TPE font leurs calculs pour évaluer leurs bénéfices entre ce qu'ils vont payer en intégrant la transparence et ce qu'ils payaient déjà comme impôt, en étant dans l'opacité. Or, la région bénéficiant déjà de privilèges fiscaux, la réduction de 15% d'impôts ne semblent pas leur être une mesure suffisamment séduisante». Même son de cloche du côté de la Chambre de commerce de Tétouan, où selon Abderhamane Yulal, chef du département communication, la méfiance est aujourd'hui l'attitude caractéristique des TPE, tout en précisant que «chacun attend que son voisin fasse le premier pas, pour voir comment cela va se passer avant d'y aller». En fait, l'objet des craintes qui empêchent les TPE de saisir les avantages de la loi de finances n'est rien d'autre que le contrôle fiscal, qu'elles redoutent plus que tout. Y aura-t-il pour autant une amnistie totale ? Interrogé à ce propos, Mohcine Bensalah, chef du service «Personnes morales» à la DGI, souligne que le contrôle n'est pas systématique et dépendra de l'appréciation de la DGI, mais, que le dirigeant de la TPE doit être disposé à rendre compte de sa situation fiscale lors de ses dernières années en tant que personne physique, dans la mesure où la loi n'évoque pas expressément cette tant souhaitée amnistie. Certes, il y a des appréhensions... mais il y a aussi d'autres raisons objectives qui justifient le manque de motivation des TPE. Les habitudes ont la vie dure La plupart de ces entreprises ont une carence en matière de gestion. Même si, selon les explications de nos sources, toutes les TPE ne sont pas dans l'informel et qu'une bonne partie soit enregistrée au registre de commerce et dispose de patentes, bien peu d'entre elles tiennent une comptabilité. Au niveau de la plupart des chambres de commerce et pour pallier cette faille, des centres agrées d'assistance comptable ont été mis en place. Ils ont pour mission d'aider les TPE à tenir des comptes fiables et à établir leurs déclarations fiscales, moyennant le paiement d'une somme symbolique. Cependant, d'après les responsables des chambres de commerce contactés dans les régions, les TPE ne recourent pratiquement pas à ces centres et certains ont dû cesser de fonctionner, comme c'est le cas à Marrakech. Selon Abderhamane Yulal, le problème posé est que, les TPE faisant essentiellement leurs transactions dans l'informel, celles-ci n'ont généralement ni facture ni autres pièces comptables et lorsqu'on leur demande au niveau du centre de faire l'effort nécessaire pour les avoir, elles ne reviennent plus. De même, lorsque la question des impôts est évoquée, elles se mettent systématiquement sur leur garde. Au niveau de Rabat, on mentionne qu'en effet, la méfiance vis à vis des impôts et le manque de volonté des TPE à tenir une comptabilité, s'expliquent aussi pour la simple raison, que la plupart d'entre elles préfèrent encore le paiement forfaitaire d'impôts que leur permet leur statut de personne physique. «Elles trouvent cela nettement plus confortable», commente El Mahjoub M'sahi. Ce sentiment de confort vis-à-vis du paiement forfaitaire vient aussi du fait, pour Mounir Drihmi, que certaines TPE, personnes physiques, sont en réalité des PME qui réalisent plus de 3 millions de chiffre d'affaires par an. Or, la loi des finances n'ayant pas prévu ce cas de figure, il est difficile pour cette catégorie de TPE de savoir le traitement qui lui sera réservé si elle adopte le nouveau régime fiscal. Mounir Drihmi : DG du cabinet de fiscalité CDM consulting La migration de l'informel vers le formel va nécessiter beaucoup de temps, puisque la mesure date de quelques mois seulement et qu'il est encore tôt pour juger la pertinence de cette démarche proposée par la nouvelle loi de finances. Cependant, il ne faut pas oublier que cette mesure nécessite également un travail pédagogique qui puisse aboutir à un changement de mentalité du dirigeant de la TPE, qui n'est pas habitué à faire des déclarations ponctuelles, à payer ses impôts, à déclarer ses salariés ou à se soumettre aux «contraintes» de la légalité, tout simplement. Le manque d'ambition des dirigeants des TPE à sortir des petits marchés traditionnels représente un obstacle à la «migration» du statut de personne physique à celui de personne morale.En effet, au lieu de se concentrer sur les moyens d'acquérir une taille permettant de confronter la concurrence extérieure, qui sera de plus en plus acharnée, les plus motivés parmi les dirigeants des TPE se concentrent plus sur les formalités administratives, qui ne sont pas le cœur de leur métier, car ils n'arrivent toujours pas à déléguer ou à sous-traiter certaines activités. «Les TPE qui respectent la loi méritent un traitement préférentiel» : Abdellatif Zaghnoun, DG de l'Administration des douanes et des impôts-indirects Les Echos quotidien : Ces derniers temps on vous a beaucoup vu sur le terrain, notamment pour expliquer les avantages offerts par la loi de finances aux TPE. Comment réagissent-elles aux cadeaux fiscaux qui lui sont offerts ? Abdellatif Zaghnoun : Cette disposition est nouvelle, il faut donc attendre les prochaines échéances déclaratives pour évaluer son impact sur les activités non identifiées. Mais, si l'on s'en tient aux échos et aux débats que nous avons eu avec les citoyens, lors de nos différentes rencontres organisées par les opérateurs économiques (Chambres de commerce, experts-comptables, Ordre des comptables agréés...), ces mesures sont appréciées à leur juste valeur. Qu'en est-il de la transformation de ces TPE en personnes morales? Y a-t-il eu des avancées ? Cette disposition a été instituée par la loi de finances pour 2010 et reconduite en 2011. La première année, seule une trentaine d'entreprises y ont adhéré. Ce dispositif qui est prorogé jusqu'au au 31 décembre 2011 a été amélioré et permet de renforcer la neutralité fiscale par la réintégration, dans les bénéfices imposables de la société bénéficiaire de l'apport, de la plus-value nette réalisée sur l'apport des éléments amortissables, par fractions égales, sur la période d'amortissement desdits éléments ; la non imposition des plus-values réalisées sur l'apport des éléments non amortissables sauf en cas de leur retrait ou cession ultérieurs par la société à créer. Certains acteurs estiment que le contrôle fiscal préalable serait un frein à la transformation des TPE. Qu'en pensez-vous ? Nous avons, à plusieurs occasions, expliqué que les entreprises qui se transforment ne feraient pas automatiquement l'objet d'un contrôle fiscal. Les critères de sélection des entreprises à vérifier sont identiques quel que soit leur statut : en activité, en cessation ou en transformation. Ceci d'autant plus que le contrôle fiscal sera fondé sur le principe de la catégorisation des entreprises introduit dans le CGI (Code général des impôts, ndlr) par cette dernière loi de finances. Celle-ci va permettre de classer les entreprises sur la base d'une panoplie de critères objectifs fixés dans le cadre d'une commission. Nous aurons d'un côté celles qui se conforment à la loi et adhèrent au principe constitutionnel de contribution aux charges publiques et qui méritent, à ce titre, de bénéficier d'un traitement préférentiel ; de l'autre, celles qui préfèrent exercer dans l'opacité. Mohamed Lahyani : Expert comptable-commissaire aux comptes à Tanger Les initiatives inscrites dans la loi de finances en faveur des TPE sont intéressantes, mais le comportement de ces entreprises vis-à-vis des avantages offerts est très mou.Les TPE ont peur d'aller vers ce régime fiscal qui implique qu'elles intègrent le système formel. La plupart d'entre elles pensent que prendre la décision de s'ouvrir à l'administration fiscale, de présenter les comptes de son activité et de se soumettre à un contrôle éventuel, équivaut à se rendre à «l'abattoir». Bien évidemment, en tant qu'expert-comptable, il est de mon rôle d'expliquer le régime et d'aider ces TPE à mieux le comprendre, mais il n'est pas de convaincre cette catégorie d'entreprise, du fait qu'au Maroc de façon générale, il y a encore une appréhension négative vis à vis de l'administration fiscale, qui pousse les acteurs et les dirigeants de TPE particulièrement à croire que plus ils seront transparents et honnêtes, plus ils seront embêtés et contrôlés à tout va, alors que lorsqu'ils sont dans l'opacité ils sont plus tranquilles, car personne ne se mêle de leurs affaires.