Le nombre des langues parlées dans le monde excède de très loin celui des Etats politiques et montre qu'il n'y a pas d'isomorphisme entre la carte politique et la répartition des langues mondiales. On estime le nombre de langues à environ 3.000 pour 200 Etats. Mais ces langues ne sont pas toutes «savantes». Elles sont plutôt, en majorité, «populaires» (Mackey, 1976). En ce qui concerne la langue arabe, ses locuteurs sont actuellement estimés à 300 millions dans, notamment, 23 pays, qui en font leur langue officielle. On prévoit qu'en 2050, le nombre de ses locuteurs atteindrait 482 millions, soit presque autant que l'anglais (500 millions de locuteurs environ). Si elle occupe aujourd'hui une excellente 4e place mondiale, le doute s'installe, y compris dans l'esprit de certains Arabes, au sujet de sa place future, tant la concurrence est vive et, il est vrai, la stratégie arabe imprécise. Pourtant, la langue arabe est porteuse de religion (l'islam est la seule religion révélée, dont le livre saint est écrit dans cette langue !), de culture, de sciences, d'arts... Encore qu'il faille préciser que la langue ne devrait pas, dans son intérêt, être teintée ni de religion, ni de race, ni de politique. L'arabe cohabite, à travers le monde, avec presque toutes les langues : amazigh, langues subsahariennes, turc, farissi, hindi, mandarin, malais, russe, français, espagnol, anglais, portugais, hébreu... Au Maroc, selon A. Bakous (1999), «l'arabe dialectal est parlé par 70 à 80% (de la population), l'amazigh, 45 à 55% (soit entre 13,5 et 16,5 millions de locuteurs), l'arabe standard maîtrisé par 10 à 20%, le français par 10 à 20%». Cet état de fait, suggère pour le non spécialiste que je suis, un agenda en trois priorités pour espérer renforcer la place de l'arabe dans le contexte de la mondialisation, ou tout au moins, défendre son existence : l'homme arabe, en particulier la jeunesse ; le temps et le rythme d'action des Arabes et la méthode utilisée, si tant est qu' il y ait une méthode. L'actualité ambiante offre une occasion de dérouler cet agenda, de manière pédagogique, moyennant l'analyse du discours véhiculé par les jeunes du «Mouvement du 20 février» (M20F). Ne dit-on pas que la santé d'une langue est dans la santé de ses locuteurs, les jeunes en priorité ? Pour ce faire, cinq questions majeures seront posées. 1/ Qui sont les jeunes du M20F ? Ce sont des jeunes, inconnus, qui ont surgi dans l'arène politique, dans la foulée des événements, qui ont abouti au renversement des présidents tunisien et égyptien. Leurs profils moyens se caractérisent par des points communs, qui peuvent être classés en quatre lots majeurs : 1.1. Ils sont les produits de la transition démographique. Ce sont des jeunes, en majorité, nés dans les années 1980/90, qui font partie des 60% de la population marocaine ayant moins de 40 ans. Ils sont le fruit de la transition démographique consommée au Maroc, laquelle transition se traduit par une chute du taux de croissance démographique et une baisse du nombre d'enfants par foyer, avec toutes les conséquences qualitatives qui s'ensuivent : urbanisation, relèvement du niveau d'éducation, allongement de l'espérance de vie, vieillissement de la population, entrée de la femme dans le monde du travail, montée du taux de divorce, baisse du taux de mariage et relèvement du taux de célibat... 1.2. Ils sont des produits des conséquences du P.A.S Ces jeunes, de conditions de vie souvent modeste, sont nés dans des familles qui ont été marquées par les effets du Programme d'ajustement structurel (1983-1992), qui a induit une baisse des investissements publics, la montée du chômage et de la pauvreté, l'âge d'or de la privatisation et la baisse des services publics gratuits... Ils ont, en général, grandi durant la période 2000, qui a subi de plein fouet l'impact de la mondialisation et des ALE signés par le Maroc avec ses principaux partenaires. Cette période, que l'Etat essaye de gérer moyennant de forts taux d'investissements publics dans les infrastructures, est aussi marquée par l'arrivée en force des franchises étrangères, la montée d'une nouvelle caste de riches rentiers et de «businessmen», à la faveur de l'explosion boursière et immobilière, et qui n'hésitent pas à exposer les signes de leur richesse, au nez d'une société restée, malgré tout, pudique à l'égard des aspects matériels. 1.3. Ils sont des produits d'une école publique en difficulté La langue peut expliquer une bonne partie de la nature des difficultés qui tétanisent l'école publique marocaine. Prenons, pour illustrer cette affirmation, le cas concret et courant d'un enfant marocain né dans une famille amazighe dans une ville moyenne ou dans un quartier populaire d'une grande ville. Sa langue maternelle domine chez lui. Dès qu'il commence à sortir dans la rue, il utilise l'arabe dialectal. À quatre ans, il est inscrit dans une école coranique pour apprendre des sourates du Coran, pour pouvoir faire ses prières, et la langue arabe standard. Fort heureusement pour lui, dès 7 ans, il sera à l'école publique, qui débute en arabe classique. Pas pour longtemps. Dès le cours moyen, il «attaquera» le français, avec des rythmes divers et instables : arabe pour certaines matières et français pour d'autres. Il revient chez lui de l'école pour trouver sa mère devant le poste de télévision en train de suivre un feuilleton égyptien. Encore une langue, avant d'être soumis au collège et au lycée aux langues «vivantes» : espagnol, anglais, ou allemand ! Comparez notre petit Marocain avec ses homologues allemands, canadiens, français, espagnols ou jordaniens ... Théoriquement, ce «polyglottisme» est une excellente chose pour l'enfant marocain : selon les spécialistes, le cerveau humain est plastique et s'étire mieux au fur et à mesure que l'enfant, en jeune âge, mémorise ou apprend des langues. Cela n'empêche pas de se poser la question suivante : l'enfant marocain ne profiterait-il pas mieux de son temps si on le concentrait sur une seule langue, voire deux, pour lui laisser du temps à utiliser, à bon escient, pour apprendre les arts, la musique, pratiquer du sport, voire... jouer ? Ce qui est effectivement le cas des petits Canadiens, Français, etc. En tout cas, le cafouillage linguistique, dû à un «polyglottisme» non contrôlé, explique pour beaucoup l'état de délabrement dans lequel se trouve notre école publique et qui pousse même les plus férus de leur langue à chercher, ailleurs, un autre genre d'enseignement. 1.4. Ils sont des produits d'un horizon politique hermétiquement fermé La faible participation aux dernières élections de 2007, malgré une publicité «moderne» fort coûteuse, est en elle-même significative. Le «jeu» politique officiel (Allouâba assiassia) a tout scellé. C'est alors que, quand l'école ne fait plus rêver et que le politique reste un jeu à somme nulle, les jeunes n'ont plus qu'à rêver à émigrer, ou à s'évader virtuellement. Surtout quand ils ne disposent pas du «piston» capable de les mettre en selle. À cet égard, le cas tunisien est très révélateur. La révolte tunisienne semble être, somme toute, logique. Le gouvernement Ben Ali a concentré son action sur la neutralisation des islamistes, le relèvement du taux de croissance économique, moyennant une sous-traitance essentiellement tuniso-française (encore la langue !) et une propagande assidue en guise de communication. De fait, le régime a pu faire réaliser par tête d'habitant un gain de 2 points par année en pouvoir d'achat, et ce, sur une période continue de 20 ans. Allié à une baisse du taux démographique (devenu même négatif), ceci s'est traduit par la montée d'une classe moyenne nombreuse, qui a pu accéder à un niveau de vie décent et qui a pu éduquer convenablement ses enfants. Mais parallèlement, montaient des cercles familiaux proches du pouvoir, qui ont tout pris pour eux exclusivement, y compris le politique, par le biais d'un parti gourmand, le RCD. De fait, ces cercles n'ont pas seulement bloqué la classe moyenne qui aspirait légitimement participer au pouvoir, mais ils ont également étouffé la bourgeoisie traditionnelle, qui se trouvait de plus en plus éclaboussée économiquement et politiquement. D'où le cocktail explosif qui a abouti au départ du président tunisien. 2/ Quelles langues utilisent les jeunes du M20F ? La communication civilisée, pacifiste et empreinte d'une touche de créativité marocaine est certainement le caractère dominant de ce mouvement, qui, néanmoins a été brouillé par des débordements violents et condamnables, enregistrés dans certaines villes. La communication s'est d'emblée faite en arabe classique, mais pas seulement. Les communiqués créateurs et les slogans sont certes en arabe standard. Toutefois,besoin de communication oblige certainement, l'arabe dialectal est présent et le français aussi. Souvent, les banderoles sont en deux langues, comme si les messages s'adressaient aussi à l'étranger. L'amazigh en alphabet tifinagh est également présent dans la communication du mouvement, sans être particulièrement visible, en particulier dans les grandes villes. Chose remarquable, le «francarabe» ne pouvait pas être absent. Cette «langue» soutenue par les radios libres et par la rue, et qui ne crée pas seulement des «analphabètes bilingues», mais aussi un art populaire respectable, comme le rap marocain, particulièrement audacieux, a de plus en plus d'adeptes parmi les jeunes générations. Ce sont surtout les langues des chaînes de télévision satellitaires du Moyen-Orient qui attirent l'attention. Des slogans du genre «Irhal», «Dégage», «Âajil» (urgent)... sont remarquables. Les speakerines de ces chaînes, aussi belles qu'intelligentes et professionnelles, ont donné à la langue arabe une connotation qui rompt avec la monotonie de bon nombre d'autres chaînes, dont les nationales. Enfin, les langues de la mondialisation ne sont pas oubliées : l'anglais «Game over», le «chat», fait dans des langues spéciales, les tags... En bref, une marmelade de langues dans laquelle l'arabe est en pole position, ce qui confirme une qualité connue chez la jeunesse marocaine, la facilité à pratiquer les langues étrangères. Mais aussi une qualité nouvelle : la fierté exprimée envers ses langues nationales. 3/ Quels canaux de communication utilisent-ils ? Il y a d'abord le téléphone GSM, les SMS et MMS. Il y a, surtout, les sites sociaux : Facebook, Youtube, Twitter, mais aussi les blogs... ce qui confirme ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte. Les nouvelles technologies d'information et de communication (NTIC) dominent. La jeunesse marocaine prouve bien qu'elle est «in» et, comme toutes les jeunesses, portée sur les nouveautés. Elle crie fort que la routine est son ennemie, comme elle est l'ennemie des peuples en général. Il se pose, en fait, la question de savoir pourquoi la société est en retard technologiquement sur sa jeunesse. Pourquoi la société a-t-elle peur des innovations technologiques, même quand elles peuvent la servir ? La classe politique, en particulier, les dirigeants des partis, n'ont-ils pas peur d'emblée, parce qu'ils ne maîtrisent pas les technologies modernes de communication ? La jeunesse a trouvé dans le virtuel la sérénité du dialogue que la réalité ne lui a pas permise. La peur du politique enracinée dans les esprits, le débat faussé par l'autocensure, la langue de bois, la courtisanerie, ont fini par donner à l'isoloir Internet une liberté et une jouissance individuelle qui ont fini par créer un espace public animé. La dynamique de groupe ainsi créée par cette migration collective vers le virtuel est devenue une force prête à se manifester dès que l'occasion lui est offerte. Cela a été le cas avec les révoltes du monde arabe. Les sociologues ont là une question intéressante à étudier : pourquoi, comment et quand exactement une communauté (virtuelle ou réelle) passe-t-elle à l'action en ayant cassé le mur du silence et de la peur collective ? Pour se référer encore une fois au cas tunisien : comment une gifle assénée par un agent de police à El Bouâzizi (ce jeune diplômé vendeur ambulant, qui s'est immolé par le feu) s'est-elle transformée en étincelle qui a fait exploser le Net et a fini par balayer le système Ben Ali ? C'est dire que nous ne pouvons nous embrigader derrière de supposées spécificités nationales, qui nous protégeraient de toute influence maléfique. La dialectique entre l'universel et le spécifique est établie. Et l'universel s'appelle droits de l'homme, y compris économiques, démocratie... 4/ Quels messages véhicule le discours du M20F ? En première ligne des doléances exprimées, on retrouve sans surprise l'économico-social. En seconde ligne, on retrouve tout naturellement le politique. De même, la doléance constitutionnelle est présente. Enfin, la dernière page est pleine de doléances culturelles, éthiques, religieuses et linguistiques... En somme, le discours semble être brouillé pour ne pas dire flou, un projet en quelque sorte, à cause certainement du cafouillage linguistique. La langue non maîtrisée fragilise toujours le discours ! On peut dire que les jeunes semblent mieux dire ce qu'ils ne veulent pas, plutôt que ce qu'ils veulent! À cause peut-être de leur éparpillement sur 50 villes, et des niveaux («saqf » en arabe) diversifiés de leurs doléances... Ce qui est clair, c'est la confiance totale, placée en la personne du Roi, unanimement exprimée par le Mouvement. 5/ Pour que Mondialisation, «Awlama», ne devienne pas pur formatage, «Qawlaba» La mondialisation est à plusieurs niveaux hégémonique. Parmi les niveaux sont souvent cités en priorité l'économique, le politique et le culturel. Pourtant, c'est la langue qui est omniprésente sur tous les plans et c'est le niveau linguistique qui est la clé de voûte, étant donné que sur le marché symbolique, il est le plus lent et le plus profond au niveau des valeurs. Il est, en plus, irréversible, une fois l'homogénéisation linguistique réalisée. Concernant le monde arabe, H. Janhani (1998) recense, en général, trois positions à l'égard de la mondialisation : la position qui prône un attachement aux valeurs ancestrales (courant passéiste), le camp de l'occidentalisation, qui milite pour une insertion dans la culture occidentale et la tendance, éclectique et conciliatrice, qui œuvre pour un modus vivendi, une fusion entre la mondialisation et le patrimoine culturel. Le débat au sein du monde arabe est, en fait, ballotté entre plusieurs questions, du genre : quel avenir pour le rêve du nationalisme arabe ? Qu'est-ce qui a rendu la culture arabe si peu créative ? Pourquoi les Arabes ne réussissent-ils pas à exploiter les médias et les nouvelles technologies de l'information pour émettre leurs propres messages et pour défendre leurs propres causes ? Pourquoi domine une négligence du produit culturel national et un penchant pour le médiocre venant de l'étranger et qui va jusqu'à imposer aux Arabes une image qui n'est pas la leur? Pourquoi le peu d'intellectuels qui existent sont-ils devenus des ermites incapables d'instaurer un dialogue avec l'élite politique ? Pourquoi les Arabes se réduisent-ils à de simples consommateurs passifs d'images ? Pourquoi acceptent-ils la domination de langues étrangères, même quand elles sont en perte de vitesse ?... La solution presque unanimement recommandée pour sortir de l'impasse consiste en une ouverture intelligente des Arabes sur le monde. Les intellectuels arabes sont appelés à prendre part à la mondialisation et à l'utiliser pour atteindre leurs objectifs. À commencer par maîtriser l'Internet et prendre part aux forums de discussion et surtout, œuvrer à créer un projet culturel collectif et pousser à la création d'une industrie culturelle, capable de permettre une nouvelle intégration de la langue arabe dans les nouvelles technologies et stimuler la créativité des Arabes. Concernant le Maroc, force est de dire que la langue non maîtrisée ou qui prône l'hégémonie risque de poser de sérieux problèmes au pays dans sa globalité, à son école publique en particulier, et, partant, à la construction d'une solide identité. La langue, à condition qu'elle soit maîtrisée, ne peut pas être un obstacle face à la modernité, à la science et à la technologie. La mondialisation, même si elle est une réalité rampante et hégémonique dans la majorité de ses manifestations, ne peut être un broyeur des identités spécifiques. On ne peut imaginer une totale fusion des identités locales dans une hypothétique identité mondiale. Les aspects spécifiques locaux de la culture et de l'identité, tels que le patrimoine local, le folklore, l'architecture... constituent des produits et services économiquement rentables, recherchés par les marchés étrangers. L'immatériel du patrimoine est une source importante de valeur ajoutée. À titre d'exemple, les touristes étrangers cherchent le dépaysement par le biais d'une culture et d'un patrimoine nationaux, élégamment présentés. Ils ne cherchent pas l'animation étrangère singée d'une manière manquant de goût. La mondialisation n'est pas un danger pour les cultures locales et les langues. Bien au contraire, la mondialisation et ses NTIC donnent une publicité à large spectre à ces aspects spécifiques locaux. Il suffit d'en profiter. D'ailleurs, la mondialisation est en train de refaire l'ordre mondial : de nouveaux pays émergent (Chine ; Inde ; Brésil...) ; des cultures et des langues aussi ! Pourquoi pas l'arabe ? La mondialisation est le début de l'histoire, pas sa fin. Oui, il faut œuvrer pour démocratiser l'Internet et rompre le diktat des serveurs dominants du monde Internet. L'urgent et l'important est pour nous Marocains d'investir dans les technologies modernes, la R&D, l'édition, la traduction, les arts... et de nous appuyer sur notre diaspora nombreuse installée à travers le monde. Nous Marocains, devons regarder positivement l'arabe de notre Coran, nos dialectes parlés, notre langue amazighe, notre hassani, comme étant les symboles de notre identité plurielle. Quelle formidable richesse sociale, culturelle, politique et... économique. C'est le seul moyen pour que la mondialisation ne devienne pas un pur «formatage», une qawlaba ! (au sens dialectal marocain du terme). *Communication faite à la table ronde organisée en marge de la Journée mondiale de la langue arabe à Rabat le 10/03/2011. Ce texte a été écrit avant le discours du Roi, prononcé le 9 mars 2011. Il n'aborde pas une 6e question qui s'impose : quel feed-back suscite le M20F ? Ahmed AZIRAR, Economiste